Le piège
s’agissait d’un soi-disant commerçant patenté de la rue Demours que
Bridet aurait poussé à adhérer au parti communiste et à qui il aurait remis des
tracts), le président, devant les contradictions de ce témoin bizarre, avait
cligné les yeux malgré lui en regardant Bridet.
Le procureur se leva, débita d’effroyables
banalités sur le maintien de l’ordre et le péril bolcheviste, puis se rassit.
Les trois juges échangèrent quelques
paroles. Bridet avait l’impression qu’ils lui étaient favorables. Le président
dit : « Je crois qu’il vaut mieux que vous reconnaissiez les faits.
Le tribunal appréciera et se montrera indulgent. »
Le jugement fut enfin rendu. Le tribunal
décidait que les faits n’étaient pas établis. Bridet était acquitté au bénéfice
du doute.
— Vous êtes libre, dit le président.
Le visage de Bridet s’épanouit :
— Merci, merci Monsieur le
Président...
Peu après, il pensa qu’il n’avait eu aucune
raison de remercier qui que ce soit. « Oh ! c’est par gentillesse. Un
peu de reconnaissance, de déférence, coûte si peu et fait tant plaisir. »
— À tout à l’heure, attends-moi à la
sortie, cria-t-il en se tournant vers Yolande qui, debout, agitait les bras
pour lui montrer sa joie.
Bridet avait déjà repris ses manières
aisées d’homme libre. Comme le garde mobile, en quittant le box, voulait le
faire passer le premier, Bridet lui mit amicalement la main sur l’épaule et lui
dit : « Non, non, après vous... pas toujours moi... »
En montant dans la voiture cellulaire qui le
conduisait à la Santé pour la levée d’écrou, il put échanger quelques mots avec
Yolande. « Tu vois, tu vois... », disait-elle. « Oui, ma chérie,
j’ai vu... »
Les formalités se passèrent selon les
règles habituelles. Elles semblèrent interminables à Bridet. Enfin, il apposa
sa signature dans un grand livre. En le fermant, le scribe, pour se donner de l’importance,
dit : « Vous êtes libre. » On avait rendu à Bridet sa cravate,
ses lacets, le peu d’argent qu’il avait eu sur lui.
Si ses vêtements n’avaient pas été fripés
par l’étuve, il eût pu croire qu’il n’avait jamais été prisonnier. Un gardien l’accompagna
jusqu’à la première grille. Dans la cour surplombée d’une verrière qu’il
fallait traverser avant d’atteindre la sortie se trouvaient plusieurs groupes de
personnes. C’étaient sans doute de nouveaux prisonniers qu’on amenait. Soudain,
deux hommes s’avancèrent vers Bridet.
— Vous êtes monsieur Bridet ?
— Oui, pourquoi ?
— Nous sommes chargés de vous conduire
à la préfecture de police. Veuillez venir avec nous.
— Pourquoi ? Comment ça se fait ?
Pourquoi ?
— Nous, nous n’en savons rien. On vous
le dira là-bas.
En parlementant, Bridet finit par
comprendre ce qui se passait. À la demande des autorités allemandes d’occupation,
le préfet de police s’était vu dans l’obligation de prendre un arrêté d’internement
contre Bridet. Les deux inspecteurs, qui avaient l’air d’ailleurs très gênés
par leur mission, lui expliquèrent que cela arrivait souvent quand les
Allemands n’avaient pas été satisfaits d’un jugement. Ils croyaient que le camp
où Bridet serait conduit était celui de Venoix, dans l’Oise, « un des
meilleurs », ajoutèrent-ils.
La déception de Bridet fut si grande que,
brusquement, il ne put se contenir.
— ... Vous vous dites Français et vous
faites un pareil travail pour les Boches... Vous n’avez pas honte. J’aimerais
mieux balayer les rues si j’avais besoin de gagner ma vie.
À ce moment, un homme se détacha d’un des
groupes qui stationnaient dans la cour. Il était de très grande taille, mais
maigre et voûté. Il avait la poitrine si creuse qu’on eût dit qu’il se tenait
plié à la suite d’un coup. Il n’était pas rasé. Il portait un chapeau melon
poussiéreux, d’une ligne démodée. Il vint se planter devant Bridet.
— Qu’est-ce que vous dites ?
Bridet eut tout de suite l’impression que c’était
un des policiers qui accompagnaient les nouveaux arrivés.
— Je dis que les Français qui servent
les Boches comme vous le faites en ce moment, ce sont des vendus et qu’un jour
viendra où ils seront tous fusillés.
L’homme ôta son chapeau, comme s’il voulait
se mettre sur le même plan que son interlocuteur.
— C’est à moi que vous dites
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