Le piège
jeu, ils se méfiaient. Cette histoire de tracts leur
faisait peur. Évidemment, il aurait fallu ouvrir une enquête. On ne se trouvait
peut-être qu’en présence d’une fantaisie de policiers subalternes. Mais on ne
pouvait pas savoir. Il était difficile, d’autre part, d’ordonner cette enquête
sans paraître faire pression sur la justice, sans jeter du discrédit sur la
police. Et, dans les temps actuels, le seul fait qu’on pût être soupçonné d’une
telle arrière-pensée pouvait vous mener loin.
C’était à ce moment que Yolande s’était
décidée à aller avenue Kléber, au quartier général du général Stulpnagel. Ah !
il fallait voir la différence. Elle avait été reçue tout de suite, sans
attendre une minute, non par le général Stulpnagel, car il était en voyage (ce
qui était vrai, les Allemands ne mentaient pas), mais par un autre général tout
aussi important. On avait tout de suite pris en note toutes ses déclarations.
Détail intéressant, le général allemand, s’apercevant que l’émotion empêchait
Yolande de parler, s’était levé et, comme elle restait droite dans son
fauteuil, il l’avait prise avec beaucoup de tact par les épaules et l’avait
obligée à s’adosser et à se mettre à l’aise dans un geste si paternel qu’elle
en avait presque pleuré. « C’est une histoire dans le genre de l’ascenseur
du Carlton », murmura Bridet. Enfin, quand elle avait été remise et après
qu’elle lui eut raconté ce qui s’était passé, il n’avait fait aucune promesse,
il n’avait pas laissé deviner sa pensée, mais elle avait senti combien il avait
été dégoûté par les procédés honteux qu’elle lui avait signalés. En la
reconduisant, il lui avait serré fortement la main et il l’avait longuement
regardée dans les yeux. Il n’avait prononcé que quelques mots, et ces mots
étaient les suivants : « Madame, je verrai ce que nous devons faire. »
Pendant ce récit, Bridet dut se faire
violence pour ne pas se mettre en colère. Quand on est si loin des gens comme
il l’était en ce moment de Yolande, parler c’est creuser un fossé encore plus
grand. Il n’y avait rien à faire. Il dit cependant, en prenant le ton le plus
trompeur, le plus doux :
— C’est très bien, ce que tu as fait,
ma chérie. Je te remercie. Mais, tu sais, j’ai vu le juge et je crois que mon
affaire va être arrangée. Aussi, il vaut mieux que tu te tiennes tranquille. Tu
auras tout le temps plus tard, ma chérie, si les choses tournent mal, d’agir.
** *
Le 15 mars 1941, Bridet passait devant la 5 e chambre correctionnelle. Au cours du trajet du boulevard Arago au Palais, un
garde mobile voulut lui mettre les menottes. « Oh ! ça n’en vaut pas
la peine... », dit un autre garde mobile. Mais, en arrivant, comme il
aperçut son capitaine, le premier garde s’approcha de Bridet et, le masquant,
fit semblant de lui ôter les menottes.
Le président de la 5 e chambre
était un homme d’une soixantaine d’années dont les cheveux blancs étaient
coupés en brosse. Il avait quelque chose de ferme qui contrastait avec la
mollesse de ses assesseurs.
En entrant, Bridet fixa ses yeux sur le
tribunal, puis sur le procureur qui, il faut le dire, avait l’air assez humain,
assez capable de renoncer théâtralement à une accusation. L’avocat de Bridet, à
ce moment, se leva et, passant un bras par-dessus le box, fit signe à son
client de se pencher. Il lui parla à voix basse, mais Bridet ne l’écouta pas.
Il avait aperçu Yolande. Il lui fit signe. Elle lui répondit par gestes que
tout allait bien. Bridet s’assit, très calme. Il savait qu’il ne risquait pas
grand-chose pour l’époque : cinq ans de prison au plus, qu’il ne ferait
pas si la guerre finissait avant. Mais cette fin paraissait si lointaine qu’il
était sombre quand même. Au fond, de ce jugement dépendait toute sa vie, car
quelque modéré que fût celui-ci, aucune vie n’est moins assurée que celle d’un
homme emprisonné pendant que de grands bouleversements s’opèrent à l’extérieur.
Le procès dura quelques minutes. Bridet
répondit aux questions qu’on lui posa sans hésitation et sans colère, car trop
de temps s’était écoulé depuis qu’on lui avait glissé les tracts dans la poche.
Il avait pris le ton d’un homme qui ne voit pas ce qu’on lui veut. On eut de
petits égards pour lui. C’est ainsi qu’au cours de la déposition d’un faux
témoin (il
Weitere Kostenlose Bücher