Le Pont de Buena Vista
ignorant tout des mouvements féministes.
– L'épouse de Henry Dexter Bloomer. Elle a jeté son corset et sa brassière aux orties et milite pour l'émancipation des femmes. Comme Elizabeth Cady Stanton et Lucretia Mott, elle s'insurge contre la loi qui fait que la femme américaine n'a – « comme les nègres », dit-elle – aucune existence légale. Déjà, le 19 juillet 1848, lors d'un meeting à Seneca Falls, dans l'État de New York, soixante-huit femmes et trente-deux hommes ont signé un manifeste demandant la révision de la loi, expliqua le major.
Le soir même, commentant la nouvelle incartade d'Ottilia, Malcolm Murray, qui partageait souvent le dîner de Charles, fournit d'intéressantes précisions sur un milieu qu'il semblait fort bien connaître.
– Jouant peut-être sur le patronyme de son mari, Amelia Jenkins Bloomer a lancé la mode du bloomer. Elle prône le pantalon bouffant parce qu'elle le considère comme la pièce de vêtement la plus symbolique de la domination masculine. Ottilia l'a connue à Londres en 1851, lors de l'Exposition où elle fut plutôt mal reçue. Elle l'a suivie pendant son périple anglais, lequel ne fut pas non plus de tout repos, puisque des gens menacèrent un jour de jeter dans la Tamise les femmes qui portaient des pantalons. Dans la lettre accusatrice dont je vous ai parlé, lady Mary Ann Gordon, la sœur de lord Simon, n'a pas manqué de signaler ces faits à son frère. Elle reprochait à Ottilia d'avoir adopté une tenue qui faisait scandale dans la bonne société et que la presse ridiculisait, bien qu'elle connût un vif succès dans les milieux artistes que nous fréquentions. D'ailleurs, comme les Américains, nous appelions les amies d'Amelia les Bloomers , et nous les accompagnions pour les protéger quand elles s'aventuraient en territoire hostile, raconta Murray.
– Lord Simon a peu apprécié la publicité faite à son nom par les turqueries vestimentaires de sa fille. Carver m'a confié qu'il allait envoyer une sorte de lettre circulaire à tous les parents, proches ou éloignés, que les Cornfield possèdent à travers les États-Unis, pour qu'ils intiment à Ottilia, s'ils la rencontrent, l'ordre formel de regagner au plus tôt Soledad, révéla Charles.
– C'est le meilleur moyen de la dissuader de venir ici, mon cher. Ottilia a toujours fait le contraire de ce que souhaitait son père. Ce n'est pas maintenant qu'elle va changer ! assura Murray.
L'étude des travaux à effectuer sur Buena Vista offrait à Desteyrac de fréquentes occasions de rencontrer lady Lamia. Depuis qu'elle s'était résignée à l'établissement d'un pont entre Soledad et son îlot, et surtout depuis que Charles avait choisi de le faire aboutir à l'écart de sa résidence, les rapports entre l'ingénieur et la sœur cadette de Cornfield étaient devenus confiants, voire amicaux. À chacune de ses visites, Charles était invité au lunch ou au dîner. Il appréciait cette hospitalité, qui lui donnait le loisir d'échanger des idées avec une femme instruite, grande lectrice et pianiste de talent, plus sensitive que sensible, chez qui une étonnante virilité de comportement s'alliait à une féminité d'autant plus touchante qu'elle paraissait refoulée, comme en réserve. Il goûtait aussi l'ambiance chaleureuse de sa maison, dont le décor, à l'opposé de celui, quasi palatin, de Cornfield Manor, formait un écrin sobre et harmonieux où quelques œuvres d'art, qui toutes avaient une histoire, prenaient leur pleine valeur. Ainsi, Charles ne se lassait pas d'admirer un grand tableau, excellente copie de la fameuse toile de John Singleton Copley, Watson et le requin 2 ; copie peut-être due au peintre lui-même, d'après lady Lamia, car les critiques assuraient que Singleton Copley avait reproduit plusieurs fois cette scène dramatique.
– Ce tableau, peint vers 1778, rappelle un drame dont fut victime à Cuba, en 1749, un jeune Anglais de quatorze ans, Brook Watson, qui accompagnait son père, marchand de Londres venu pour affaires en Amérique. L'adolescent nageait nu dans le port de La Havane quand il fut attaqué par un requin-tigre qui lui saisit le pied droit dans ses mâchoires et l'entraîna vers le large. Par bonheur, des pêcheurs en barque virent la scène et sauvèrent le jeune homme. Comme l'a montré bien plus tard le peintre sur cette toile, d'après les souvenirs du rescapé, un pêcheur tend la main au
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