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Le Pont de Buena Vista

Le Pont de Buena Vista

Titel: Le Pont de Buena Vista Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Denuzière
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garçon tandis qu'un autre harponne l'énorme squale qui a déjà dévoré un pied et le mollet du nageur. Une fois proprement amputé, Watson rentra en Angleterre, où sa tragique aventure fut rapportée dans les journaux, ce qui lui valut la considération publique. Ce drame ne nuisit pas à sa carrière, pusqu'il devint l'un des directeurs de la Bank of England, membre du Parlement et lord-maire de Londres. Le roi George III le fit baronet en 1803. J'aime cette histoire vraie, et ce tableau qui illustre la férocité de l'hôte le plus dangereux de notre archipel, conclut Lamia.
     
    – D'où votre goût pour la chasse aux requins. Je me suis laissé dire que vous en aviez tué des centaines, risqua Charles.
     
    – On exagère beaucoup, mais il est vrai que je protège de mon mieux mes pêcheurs d'éponges, souvent attaqués par les squales, qui pullulent dans ce que les anciens ont justement nommé Sharks Bay. Quand les plongeurs voient approcher l'un de ces tueurs, ils viennent me chercher et je les en débarrasse, expliqua modestement Lamia.
     
    – D'où le sobriquet de Fish Lady ?
     
    – Il n'est pas dû aux seuls requins. Mes gens m'ont ainsi nommée le jour où ils m'ont vue nager en compagnie de dauphins, grands mammifères marins inoffensifs, folâtres et malins, dont je me suis fait des amis. Et puis, mes harpons bien affûtés me servent aussi pour fournir ma table et celles de mes amis en mérou, thon, albula, pompano, et aussi pour chasser la murène, le barracuda, le marlin, la pastenague aux aiguillons venimeux, ou le grand tarpon. L'océan est un prodigieux garde-manger, monsieur Desteyrac. Cependant, comme dit le proverbe indigène : « Chaque jour est jour de pêche ; chaque jour n'est pas jour de prise. » Ma Mae va nous servir tout à l'heure celle de ce matin, dit Lamia juste avant le tintement de la cloche qui annonçait le repas.
     
    Pendant qu'ils buvaient, au salon, une liqueur apéritive homemade à base d'écorce de cascarille, la cuisinière vint présenter l'énorme homard qui, après une cruelle immersion dans l'eau bouillante, constituerait la pièce maîtresse du dîner. Avec deux pieds de longueur, des dards d'un pied et demi, solidement entravés, et des pinces effrayantes fermées par des liens de chanvre, le crustacé ressemblait à un monstre antédiluvien. Voyant la stupéfaction de Charles, la sœur de Cornfield expliqua qu'il s'agissait d'une espèce particulière.
     
    – Ces homards géants vivent en colonies et se déplacent en caravane en suivant le Gulf Stream, un courant tiède qui circule dans le canal des Bahamas entre la presqu'île de Floride et notre archipel. Il suffit d'un fort coup de vent, d'une tempête pour que la colonie se disperse et que des homards viennent échouer entre les îles. Celui-ci n'a pas eu de chance : il est imprudemment venu à ma rencontre, dit Lamia.
     
    – Leurs dards sont de véritables rapières, remarqua Charles.
     
    – Ce sont en effet des armes redoutables. Ces homards ne craignent ni les requins ni les murènes, qu'ils blessent à mort. Seules les pieuvres peuvent en venir à bout malgré les coups d'épée qu'ils distribuent. Comme ils se nourrissent de clams, leur chair est excellente, surtout accompagnée de la sauce épicée dont Ma Mae a le secret, conclut la maîtresse de maison en faisant signe à la domestique d'enlever le grand crustacé rageur promis à la marmite.
     
    Tandis que l'on préparait le repas, Charles, comme à chacune de ses visites, s'absorba un instant dans la contemplation des portraits placés de part et d'autre d'un miroir au-dessus de la cheminée du salon. Ils représentaient la mère de Lamia et le père qu'elle n'avait pas connu, Alister, tué à la bataille de New Orleans en 1815. L'épouse d'Alister avait été peinte à la fin de sa courte vie, alors qu'elle était déjà veuve, assise dans le même fauteuil de style Renaissance qu'occupait pour l'heure Lamia face à Charles. Le corps légèrement affaissé de côté, le modèle du peintre, dont les traits fins, encore jeunes, contrastaient avec des cheveux grisonnants, coiffés sans apprêt en chignon plat sur le haut du crâne, offrait l'air pensif et absent de l'épouse abandonnée. La joue reposant sur les doigts repliés de la main gauche, elle laissait errer son regard noisette hors du tableau et fixait au loin un cortège de souvenirs d'elle seule perceptibles. Une robe grise, fermée au ras du cou et aux

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