Le Pont de Buena Vista
du poisson et des conches bouillies, et comment on fe'a la lessive ? se plaignit-il.
Charles avait appris à gouverner ce garçon fruste et dévoué, mais capable d'opposition obstinée quand les choses n'allaient pas à sa guise. Après avoir entendu les doléances de Timbo, dont il devinait la cause réelle, il reconnut que la vie serait moins facile que dans son bungalow du Cornfieldshire.
– Je comprends que habitué au confort des grandes maisons, tu sois ici mal à l'aise pour assurer ton service. Aussi, je crois bien que je vais devoir me passer de toi. Je connais au village un brave garçon dont l'épouse est, paraît-il, bonne cuisinière. Ils sont prêts à venir travailler et même à me suivre quand je rentrerai chez moi. Je vais donc te remettre à la disposition de sir Carver. Il trouvera sûrement à t'employer. J'ai entendu dire qu'au port oriental on manque de débardeurs, conclut Charles, perfide.
L'Indien sursauta et l'inquiétude troubla son regard.
– Ce que j'en dis, c'est pou' Mossu l'Ingénieu'. Timbo y s'a''ange'a de tout. C'est pas la peine de che'cher ces clumsies 1 de Southe'n C'eek. C'est pas des Taino. Y savent pas passer un plat ni lisser une chemise, s'empressa de répliquer Timbo, peu disposé à céder la place.
– Comme tu veux. Nous allons faire un essai et, si tu ne te plais pas ici, je t'enverrai au major Carver, concéda Charles, désinvolte mais satisfait de constater que son chantage à peine voilé avait réussi.
Comme prévu, Timbo redoubla de zèle et Desteyrac n'eut qu'à se louer de ses services quand il prit l'habitude de passer au moins trois jours par semaine au bord de Pink Bay.
C'est là que le surprit, courant août, ce que l'on prit tout d'abord pour le premier cyclone de la saison. De quoi émouvoir un Parisien ignorant tout des caprices du climat tropical. Par chance, Mark Tilloy était ce jour-là de passage à Little Manor et, très vite, le marin sut, en considérant la course des nuages bas, charbonneux, boursouflés, et les rafales de pluie qui hachaient lauriers et poincianas en pleine floraison, ce qui risquait de se passer au cours des heures à venir. Le repas n'était pas achevé et les deux amis se régalaient d'un roly-poly , sorte de pudding à la confiture, dit chien tacheté par les indigènes, et qui valait toujours à Timbo des compliments, quand un fort coup de vent fit claquer les portes et entraîna dans une folle sarabande les sièges de rotin restés sur la galerie.
– Voilà comment s'annoncent les hurricanes qui nous visitent d'août à novembre. Celui-ci va peut-être ouvrir la voie à d'autres. Ce fut sage de construire votre maison à l'abri de la falaise, constata Tilloy.
– Curieux phénomène, inconnu en Europe. Nos livres de géographie nous en ont appris l'existence, et les journaux rapportent les dégâts qu'ils causent loin de chez nous. Mais là se limitent mes connaissances météorologiques en matière d'ouragans, avoua Charles.
– En fait, ce sont des cyclones, que nous préférons appeler hurricanes , déformation du nom du dieu maya des vents, Hurakan, dont vous avez fait en français ouragan. Ce sont des vents en mouvement circulaire autour d'un centre de basse pression. C'est pourquoi ils prennent le plus souvent naissance dans une zone de calme plat, du côté du cap Vert. Quand les anémomètres indiquent que la vitesse du vent dépasse soixante-trois nœuds, on considère qu'il s'agit d'un ouragan en puissance. Dès lors, les vents se déplacent en tournoyant avec une vitesse croissante et suivent une ligne courbe qui les amène par le canal du Yucatán jusqu'au golfe du Mexique, où ils se renforcent avant de balayer la Floride et de se lancer, à cent vingt ou cent cinquante miles à l'heure, à l'assaut de notre archipel.
Timbo, qui allumait bougies et lampes à huile indispensables, après avoir soigneusement clos portes et volets, se mêla à la conversation.
– Chez nous, sir, on dit :
June, too soon.
July, stand by !
August, come it must.
September, remember.
October, all over 2 .
Quand l'Arawak eut cessé de chantonner, Mark Tilloy reprit :
– Ce que ne dit pas la chanson de Timbo, c'est que ces ouragans sont destructeurs et parfois meurtriers. Ils déracinent les palmiers, emportent les toits des cases, brisent les coques des bateaux amarrés dans les ports en les drossant contre les débarcadères ou les
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