Le Pont de Buena Vista
rochers, car ils sont parfois assortis de lames de fond dévastatrices. Nous gardons dans les West Indies la mémoire de l'ouragan de 1818, qui balaya la Dominique et détruisit la ville de Saint George. Et j'ai une raison particulière de me souvenir de celui du 11 août 1831, qui, à la Barbade, fit s'écrouler la caserne du 36 e régiment du Worcestershire, cantonné à Savannah. Quatorze officiers et soldats furent tués, dont mon frère aîné. Il n'y a pas si longtemps, en 1849, une tempête tropicale d'une rare violence a ravagé les Turks et Caicos, les petites îles les plus au sud de notre archipel. Ce jour-là furent détruites la plupart des plantations fondées au commencement du siècle par des réfugiés loyalistes, rappela Tilloy.
Bien que l'après-midi fût à peine entamé, survint brutalement, après l'incandescence dorée du soleil d'été qui avait offert une matinée radieuse, un crépuscule impur et angoissant. L'océan, comme aiguillonné par le vent d'ouest, se mit à rouler d'énormes vagues, les poussant de loin vers l'île, dans une rage écumante. Se heurtant aux récifs et aux morfils et nervures des roches côtières, la houle coléreuse se déchirait dans un fracas de canonnade, crachant jusqu'à la galerie du cottage sa salive verte, épaissie d'algues, de sable et de débris divers. Observant les grands cocotiers ployés sous leurs palmes ébouriffées, Mark Tilloy se fit cependant rassurant.
– Ce n'est qu'un orage tropical. Il se calmera à la tombée de la nuit. Cette tempête est plus dangereuse en mer pour les bateaux que sur l'île pour les habitations. D'ailleurs, regardez cet imbécile qui a été surpris par la soudaineté du vent d'ouest, dit le lieutenant.
Tilloy désignait, à peu de distance du rivage, une petite barque bahamienne, longue et effilée, ballottée par la houle, qui apparaissait soulevée dans un amas de mousse blanche à la crête d'une vague, puis disparaissait, comme avalée par les flots couleur de plomb liquide.
Charles, muet, hésitait entre la crainte que suscite chez le profane l'assaut des éléments déchaînés et l'admiration du spectateur, témoin d'une convulsion primitive de la nature.
– Avez-vous une longue-vue ? demanda abruptement l'officier.
Charles lui tendit celle offerte quelques jours plus tôt par le major Carver. Le marin s'en saisit pour observer la barque en difficulté.
– My God ! Il y a une femme à bord ! Elle n'a plus ni avirons ni gouverne. Elle va être drossée sur les récifs ! Quelle folle !
– Que pouvons-nous faire ? s'inquiéta Charles.
– Voir où elle va atterrir et essayer de la sortir de là, si elle n'est pas assommée et ne coule pas tout de suite. Avez-vous une élingue… je veux dire une corde assez longue ?
Timbo, blotti au fond de la pièce, entendit la question.
– J'ai g'ande co'de neuve, si', pou' sécher le linge.
– Apporte-la, ordonna Tilloy.
Pendant cet échange, la barque, jouet des vagues, dérivait en cascadant. Elle présentait son flanc au rivage, ce qui, d'après le marin, était bien la pire des positions.
– Elle risque d'un moment à l'autre de se retourner. Et là, peu de chances que l'imprudente s'en sorte, dit Tilloy, passant la lunette à Charles.
L'ingénieur vit une femme accroupie au milieu de l'esquif, cramponnée à ses deux bords.
– Trop blanche pour une Indienne. Elle m'a l'air jeune et pas du tout effrayée, remarqua-t-il.
– Parce qu'elle est inconsciente du danger qu'elle court. Si vous ne craignez pas l'ondée et le vent, nous allons tenter quelque chose dès que la barque aura touché les rochers où, sans aucun doute, elle se brisera. Ces pirogues bahamiennes ne sont pas solides. Il arrive même que de grands espadons poursuivent ces légers esquifs et les perforent de leur dard, dit Tilloy, s'emparant de la corde apportée par Timbo.
Deux pas hors de la maison suffirent aux trois hommes, giflés par la pluie et les embruns, pour être trempés jusqu'aux os. Le lieutenant se noua une extrémité de la corde autour de la taille et tendit l'autre extrémité à Charles, puis tous deux avancèrent, ayant peine à tenir debout tant le ressac mettait de violence à défendre l'approche du rivage hérissé de rocs que le flot écumant couvrait et découvrait sans répit. Plus n'était nécessaire la longue-vue pour distinguer maintenant avec netteté la barque
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