Le Pont de Buena Vista
contentaient de clouer les volets, d'enfermer vaches, cochons et poules, et s'abstenaient de sortir de chez eux. Entre deux ouragans, la vie reprenait son cours : on réparait les toitures, on redressait les cases renversées, on débitait et ébranchait palmiers et cocotiers abattus, dont les enfants ramassaient pennes et palmes pour remplacer celles qui coiffaient les cases des Taino et que les bourrasques avaient emportées.
Plusieurs fois témoin des destructions acceptées avec fatalisme par les indigènes, avec flegme par les Anglais, Desteyrac se résigna, tout en regrettant de ne pouvoir faire avancer les travaux de terrassement là où prendraient appui, sur les deux îles, les extrémités du pont. Il avoua au lieutenant Tilloy qu'il était encore plus frustré d'être privé des visites à lady Lamia, chez qui il rencontrait parfois Ounca Lou. Comme l'officier, l'ingénieur goûtait fort le charme vénusien de la jeune fille. « Pourquoi cachiez-vous cette filleule ? » avait demandé Charles à Lamia, au lendemain du sauvetage. « Plus qu'une filleule, c'est ma fille adoptive, mais je ne la cachais pas. C'est elle qui refusait de se montrer, étant donné les bruits qui courent sur son origine et qu'elle seule est en droit de révéler », avait dit la sœur de Cornfield, coupant court à plus de curiosité.
En cette période d'agitation des éléments, la vie de la communauté britannique restait rythmée par la prévision, plus ou moins précise, de l'arrivée d'un orage tropical, d'une simple tempête ou d'un véritable ouragan. Le commandant Colson et le capitaine Rodney, après avoir mouillé tous les navires de la flotte Cornfield dans les anses abritées de la côte ouest, tenaient le rôle de météorologues, avec mission d'avertir de l'approche d'une violente perturbation tous ceux que les intempéries pourraient mettre en danger.
« Nous disposons des plus récents instruments mis au point par les physiciens anglais – baromètre, anémomètre, pluviomètre – et nous connaissons assez bien les courants marins à l'intérieur de l'archipel, tout comme les points de rendez-vous des nuages sur nos îles. Et cependant, nos prévisions restent aussi aléatoires que les prédictions des dames qui lisent votre avenir dans le marc de café », répétait Lewis Colson.
Il fallait donc, d'après les marins, attendre des jours meilleurs pour rétablir la liaison avec Buena Vista et entreprendre les travaux d'implantation du futur pont métallique. Desteyrac mit à profit ces semaines pour fignoler plans et calculs. Quand tous furent achevés, et admis par le major Carver, il adressa son projet aux ateliers Keystone Bridges Works, à Pittsburgh. Une série de dessins détaillés définissait très exactement, par leurs dimensions, les pièces : longerons, membrures, entretoises, rails, roulements à galets, poutres-treillis en fer de l'ingénieur Whipple. Lord Simon prit à son compte la commande, précisant toutefois qu'elle ne deviendrait effective « qu'après approbation d'un devis en bonne et due forme ». Dès lors, ne resta plus à Charles Desteyrac qu'à attendre la réponse des ingénieurs américains. Il fut prévu qu'il leur rendrait visite à Pittsburgh pour les dernières mises au point techniques avant que ne soit entreprise la fabrication du pont.
Les discrets puisatiers, Jim Malory et Sam Bartley, dont le bruit courait qu'ils déplaçaient, d'un trou bleu à l'autre, leur baraque de chantier, sans exposer à quiconque, sauf à lord Simon, les raisons de ces mouvements, avaient dû, après destruction de leur abri par un ouragan, chercher refuge au village des artisans. C'est là que Charles les rencontra chez le tailleur Fili-Fili Percy, où les Anglais achetaient des chemises. S'étant enquis avec un peu de malice de l'avancement de travaux « qui les retenaient loin du Cornfieldshire et des lieux civilisés », Desteyrac s'entendit répondre de manière laconique que les choses n'allaient pas d'un train satisfaisant, que le mauvais temps qui, par forte marée, rendait inexplorables les résurgences océaniques – ils ne prononcèrent pas les mots trous bleus –, compliquait leur tâche.
Ayant terminé leurs emplettes, les deux hommes, à qui, d'après Tom O'Graney, lord Simon interdisait tout contact avec les insulaires, y compris avec les marins et les résidents blancs de l'île, quittèrent la boutique comme des gens pressés qui ne
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