Le Pont de Buena Vista
tiennent pas à prolonger une conversation. Charles trouva cette attitude ambiguë et se souvint de la réflexion sibylline de lady Lamia disant, il est vrai sur un ton de boutade, qu'ils cherchaient le Graal. Cela pouvait signifier que les puisatiers étaient engagés dans la vaine et inutile quête d'une eau douce qui ne manquait pas sur Soledad. À moins que la maîtresse de Buena Vista n'eût voulu donner à entendre que la mission de Malory et de Bartley était d'une tout autre nature ?
Charles ne pouvait imaginer que le Saint-Graal, vase mythique, pût se trouver sur l'île. Pour les uns, ciboire apporté par un ange ; pour d'autres, cratère taillé dans une émeraude tombée du front de Lucifer au moment de son éviction par Dieu le Père ; pour les premiers chrétiens, calice de la dernière Cène utilisé par Joseph d'Arimathie pour recueillir le sang du Christ au pied de la croix, l'objet avait-il jamais existé ? Charles, adolescent, avait goûté la beauté de la quête transcendentale développée dans la légende arthurienne et les aventures de Lancelot du Lac, sans ajouter foi aux récits édifiants de ceux qui tenaient le Graal pour le précieux instrument de la transsubstantiation, livré à la chrétienté. Plus prosaïquement, il eût admis que les puisatiers tentaient de situer, pour lord Simon, un de ces trésors cachés par les corsaires que certains aventuriers cherchaient depuis le XVIII e siècle sans jamais les trouver. Le fait que ces curieux puisatiers disposent d'un scaphandre, qu'il avait vu débarquer du Phoenix , ajoutait au mystère de leur activité.
Quelques jours plus tard, au Loyalists Club, il raconta à Mark Tilloy et au docteur Kermor sa rencontre avec les gens de Plymouth et rapporta la réflexion de lady Lamia, dont le médecin était l'ami et confident.
– Mon amie Lamia n'en sait pas beaucoup plus que vous et moi. Elle a appris par ses pêcheurs d'éponges que l'un de ces deux Anglais, peu loquaces, assez méprisants envers les indigènes, se glisse dans un curieux vêtement d'une seule pièce, fait de toile caoutchoutée, et s'y enferme des pieds jusqu'au cou, ne conservant libres que les mains, les pieds et la tête. Je suis allé discrètement observer ces gars alors qu'ils étaient installés près de Dog Hole. Je vis en effet l'un d'eux, le plus petit, revêtir son singulier habit, puis entrer la tête dans une boule de cuivre qui laissait apercevoir ses yeux derrière deux plaques de verre en forme de hublots. J'ai pris garde à ne pas me montrer, car les puisatiers tiennent tout le monde à distance, mais cette boule de métal m'a paru fixée à l'encolure de l'habit par une collerette percée de trous dans lesquels le second puisatier passa des vis qu'il boulonna sur le bord de l'étrange casque. L'homme chaussa encore de courtes bottes qui semblaient fort lourdes, avant d'enfiler des gants munis d'anneaux de caoutchouc, sans doute nécessaires pour empêcher l'eau de pénétrer dans l'habit, compléta Kermor.
– Ce que vous décrivez est le scaphandre de l'inventeur allemand August Siebe, utilisé par la marine britannique. C'est avec cet équipement que les plongeurs de Plymouth, d'où viennent d'ailleurs nos deux lascars, ont, il y a quelques années, vers 1842, visité l'épave de votre Royal George , coulé par les Hollandais dans la rade de Spithead en 1782.
– Ce n'est pas tout, reprit le médecin. Le puisatier qui avait aidé son ami à revêtir l'habit que vous nommez scaphandre a ensuite fixé l'extrémité d'un long tuyau de caoutchouc à un orifice du casque, et abouté l'autre extrémité du tuyau à une machine munie d'un grand volant à manivelle. Bizarre, non ?
– Cette machine est une pompe à air, cher docteur. En tournant la roue, on envoie de l'air dans le casque pour que le scaphandrier puisse respirer. On m'a récemment écrit de Paris qu'un inventeur français, M. de Saint-Simon Sicart, a expérimenté dans la Seine, le 17 avril, devant une commission du ministère de la Marine, un scaphandre qui ne nécessite pas de pompe à air. L'instrument comporte une boîte en métal, attachée au dos du plongeur et qui contient une atmosphère artificielle envoyée dans le casque par des tuyaux faits d'étoffe imperméable. Mais le génie de M. Siebe a été de placer sur son casque une soupape qui laisse fuir l'air en excès, ce qui permet au plongeur de rester plus longtemps sous l'eau sans être
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