Le Pont de Buena Vista
du bateau comme il eût tenu celles d'une épicerie ou d'une banque. Pour ce fils de paysan gallois, la mer n'était que le lieu mouvant où il exerçait son métier de secrétaire comptable. Bien amariné, il conservait à bord des habitudes et des réflexes de terrien, notamment pour ce qui touchait à la toilette, ce qui amusait Tilloy et agaçait Colson. Le gaillard d'arrière étant le séjour habituel des officiers, l'écrivain ne se rendait sur le gaillard d'avant, séjour des matelots, que pour établir les décomptes de solde, faire l'inventaire des cordages à remplacer, recevoir le courrier à poster à la première escale.
– Tous vos papiers sont-ils en ordre ? demanda Tilloy.
– Je n'attends que la signature de M. Colson pour faire porter le connaissement à la douane. Tout est paré, lieutenant.
La promenade à trois fut interrompue par un matelot.
– Le commandant désire vous voir tout de suite, dit-il, s'adressant aux deux marins.
Hocker et Tilloy souhaitèrent la bonne nuit à Desteyrac, qui acheva de fumer sa pipe en observant les mâts et vergues noirs et nus des voiliers, les feux de mouillage et les docks plongés dans la pénombre. À la lueur des lanternes, des hommes charriaient encore des colis apportés par des attelages, sans doute retardataires comme les mystérieux passagers attendus à bord du Phoenix .
Après une rapide toilette, Charles éteignit la lampe dont l'huile de baleine répandait dans la chambre une odeur douceâtre. Il entendit bientôt sur le pont un va-et-vient et reconnut la voix de Tilloy commander une manœuvre. Il écarta le rideau de sa fenêtre, qui donnait sur le pont, assez près du chemin-planche, et vit l'officier et des matelots qui réceptionnaient des caisses, hissées du quai sur le navire au moyen d'un palan de charge. Chacune des caisses nécessitait, pour être déplacée, les efforts de quatre hommes. Charles en compta cinq, qui furent sans doute descendues dans la cale par une écoutille. Il vit ensuite le lieutenant accueillir deux hommes. Il ne put distinguer leurs traits, mais perçut leurs voix et leurs exclamations enjouées. « Ce sont sans doute les gais puisatiers de Portsmouth dont a parlé Carver », se dit-il en voyant apparaître derrière eux l'Irlandais Tom O'Graney, envoyé à leur rencontre. Le silence revint sur le pont déserté et Charles regagna son lit, se posant une foule de questions sur ces puisatiers, leurs volumineux bagages et la discrétion du major Carver. Ces acteurs inconnus, venus de la nuit, ne faisaient-il pas partie de l'aventure dans laquelle Charles Desteyrac était engagé ? Loin de s'inquiéter, il ressentit un regain d'excitation qui le tint éveillé un long moment.
Mais il était écrit quelque part que son repos serait troublé, lors de cette première nuit à bord du Phoenix . L'aboiement très proche d'un petit chien le tira soudain du sommeil. Régnait sur le pont une nouvelle agitation. Une voix féminine, claire et assurée, intima l'ordre au chien de se taire, ce dont il ne tint aucun compte. Edward Carver, qui cette fois présidait à la réception, fut plus écouté.
– Ramassez votre bichon, milady, je vous prie, et, demain, ne le laissez pas divaguer sur le pont. Nos marins pourraient le prendre pour jouet, dit-il, caustique et autoritaire.
Charles ne perçut pas la réponse de la femme mais, par l'entrebâillement de son rideau, il eut le temps de voir s'éloigner vers l'arrière une mince silhouette, dans une longue pelisse surmontée d'un énorme chapeau. Une femme plus grande et plus forte, mais tout aussi emmitouflée, emboîta le pas à la première, tandis que le major Carver s'entretenait, près de l'échelle de coupée, avec une troisième visiteuse, vêtue de fourrure. Il ne put entendre les propos échangés entre l'inconnue et le major, mais les gestes saccadés de la femme lui donnèrent à penser qu'ils devaient être catégoriques. À la fin de l'entretien, la visiteuse tendit au major une enveloppe qu'il glissa dans la poche intérieure de son habit, avant de raccompagner jusqu'au quai celle qui n'avait fait que conduire les passagères au bateau. Le major prit congé en s'inclinant et regagna le bord. Charles vit la femme monter dans une berline à quatre chevaux dont les lanternes disparurent bientôt dans la nuit. Le major se dirigea d'un pas nerveux vers l'arrière, tandis que le lieutenant Tilloy, jusque-là invisible,
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