Le Pont de Buena Vista
malmenée par les vagues. Ils réussirent à recueillir cinq naufragés à bord de leur bateau et revinrent au phare pour les mettre à l'abri. Mais, quand ils reprirent la mer pour aller chercher les quatre autres, ceux-ci, ayant lâché prise, avaient été emportés. Tenez, voilà ce que publia, quelques jours plus tard, The Times de Londres, dit Murray, très ému, en tirant de son portefeuille une coupure de journal jaunie et fripée.
Charles la reçut comme une relique. Il lut le récit du naufrage et de l'intervention de William Darling, dont le journaliste de 1838 assurait que c'était sur l'insistance de Grace que le gardien de phare s'était décidé à mettre sa barque à l'eau. The Times apprenait à ses lecteurs que la reine Victoria avait envoyé cinquante livres de récompense à la jeune fille et concluait : « Aucun exemple d'héroïsme féminin n'est comparable à celui-ci 1 . »
– Je comprends qu'un adolescent ait été impressionné par cette aventure, commenta Charles.
– Impressionné ? Le mot est bien faible. Je suis tombé amoureux de Grace, de qui on voyait partout le portrait dans les journaux et magazines. Je dis à ma mère que je voulais l'épouser. Je commençai par lui écrire des lettres enflammées auxquelles sa propre mère répondit. Je lui envoyais régulièrement des petits cadeaux. Bientôt, je convainquis ma mère, elle aussi émue par l'aventure de Grace Darling, d'aller à Longstone Island pour voir celle qui occupait si fort mes pensées que j'en perdais le sommeil. Je crois vous avoir dit que ma mère enfreint facilement, sans souci du qu'en-dira-t-on, les conventions de notre milieu, aussi accéda-t-elle à mon désir, d'autant plus aisément que notre grand poète William Wordsworth, qu'elle admire fort, venait de consacrer un long poème à Grace Darling. Ce poème, je l'appris par cœur et je pourrais encore vous le réciter sans omettre un vers, assura Malcolm.
– Et vous avez rendu visite à votre sylphide ?
– Elle était déjà très malade et sa pâleur me fit peur. Elle toussait à rendre l'âme. Je lui tins la main un moment et lui offris les friandises que j'avais apportées. Peu de temps après notre retour à Londres, nous apprîmes sa mort. À cette annonce, je tombai malade à mon tour et il fallut toute la tendresse de ma mère pour me redonner le courage de vivre. Je voue toujours à Grace le même amour, pur et inassouvi. Jamais je ne retrouverai la force du sentiment que j'ai éprouvé pour elle. Voyez comme elle était belle, comme elle avait l'air doux, dit Murray.
Ouvrant le boîtier de sa montre, il mit sous les yeux de Charles le portrait d'une jeune fille brune aux cheveux relevés sur le sommet de la tête, les épaules couvertes d'un châle. Elle n'avait rien d'une beauté et son air mélancolique disait assez la tristesse de sa vie de recluse dans un phare.
– Le châle qu'elle porte sur cette miniature, c'est moi qui le lui avais envoyé. Notre seul lien, par-delà le temps et la mort, conclut Malcolm, les yeux pleins de larmes, en refermant le boîtier de sa montre.
Cette confidence d'un amour d'adolescent, dont Desteyrac ne douta pas un instant qu'il imprégnait l'existence de Malcolm Murray, aviva encore l'affection fraternelle que l'ingénieur portait au neveu de Cornfield. Ainsi, sous ses allures cyniques et désinvoltes, derrière des attitudes provocantes et des propos souvent insolents, ce jouisseur désabusé cachait une âme romantique et une sensibilité exacerbée, presque maladive.
Ce soir-là, en regagnant sa chambre, Charles se prit à imaginer qu'un architecte anglais et un ingénieur des Ponts pourraient peut-être, un jour, construire ensemble quelque ouvrage qui resterait.
Les jours et les nuits offrirent tous les charmes d'une croisière mondaine. La bienveillance de l'océan, un soleil fidèle, le ciel d'un bleu tendre où s'effilochait, au crépuscule, une nuée blanche avant que la nuit ne referme sa rassurante coupole étoilée : tout concourut à faire du voyage une suite de béatitudes. Promenades sur le pont, heures de lecture, tir aux oiseaux de mer, rêveries paresseuses, le corps allongé sur une chaise longue de rotin, un jus de fruits frais à portée de main, conversations confiantes avec les marins alternèrent avec des dîners raffinés, tantôt entre hommes dans la salle à manger, tantôt avec les dames chez Cornfield, de la plus heureuse
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