Le Pont de Buena Vista
la connaissez sans doute mieux que quiconque devez savoir quelle est son aptitude au bonheur, dit Charles.
– Peu d'aptitude au bonheur, mais une sorte d'insolence envers la vie qui, souvent, déroute les gens. Et de l'orgueil de classe, du bon orgueil, pas de la vanité, monsieur. C'est bien pourquoi je suis inquiète, car je ne crois pas qu'elle soit vraiment amoureuse d'Edwin Sampson, monsieur. Or, sans amour, le mariage devient vite pesant, n'est-ce pas ?
– Certaines femmes s'accommodent de ce genre d'union. Et puis, il y aura les enfants qui viendront et réjouiront lord Simon.
– Ah, les enfants ! Bien sûr… s'ils viennent ! soupira Gertrude.
La danse étant achevée, Charles libéra l'Alsacienne qui retourna, gracieuse, vers Murray pour une mazurka endiablée.
Estimant qu'il avait assez dansé pour la soirée, Simon décourageait toutes les approches et montrait les dents quand Jeffrey tentait de lui amener une dame « qui aurait voulu valser avec un vrai lord ». Dès que l'ingénieur eut rendu l'Alsacienne à Murray, il entraîna le Français devant un buffet et ordonna gaillardement au serveur noir :
– Deux whiskies pour gentlemen assoiffés.
Il leva son verre et Charles lui rendit la politesse avant de boire.
– Pensez-vous sincèrement qu'Ottilia agit bien en se fiançant à ce Sampson ? demanda tout à trac le lord des îles.
Charles ne put s'empêcher de sourire. À vingt-quatre heures d'intervalle, fille, père et suivante posaient la même question ! Cette fois, il ne pouvait, comme avec Gertrude Lanterbach, s'en tirer par une pirouette, mais il différa sa réponse par un préambule.
– Le lieutenant Sampson vient de sortir de West Point major de sa promotion et vient de se voir signifier sa première affectation. Il est envoyé à San Antonio, au Texas, où un détachement de l'armée des États-Unis veille à la frontière du Mexique.
– N'étant pas marié, il ne pourra pas emmener ma fille dans un trou pareil, fit lord Simon.
– Un trou, certes, mais, pour les Américains, un lieu historique, monsieur. Je l'ai appris du colonel, directeur de West Point, qui se devait d'assister aux fiançailles de son meilleur élève. San Antonio est aujourd'hui un bourg de six cents habitants. C'est là que trois mille Mexicains massacrèrent, en mars 1836, les cent quatre-vingt-sept Texans qui défendaient la mission franciscaine d'Alamo, transformée en fort. Je suis certain que tous les invités de votre cousin Jeffrey connaissent le nom de trois héros de ce malheureux combat : David Crockett, membre de la Chambre des représentants pour le Tennessee, à Washington, James Bowie, inventeur du couteau à cran d'arrêt, et le colonel William B. Travis. Même en France, nous connaissons l'épisode d'Alamo. D'ailleurs, Edwin Sampson est très fier d'être affecté pour six mois dans une garnison si prestigieuse.
– J'ose espérer qu'au printemps prochain, après le mariage, Jeffrey, qui a des relations à Washington, obtiendra pour mon gendre une résidence plus civilisée… même si elle n'a rien d'historique ! Mais vous n'avez pas répondu à ma question : croyez-vous qu'Ottilia fasse un bon choix ?
– C'est en tout cas le sien et elle a pris, semble-t-il, le temps de la réflexion. Edwin est non seulement bel homme, mais un garçon sérieux et un officier promis à une belle carrière. Il est très amoureux de votre fille, regardez-les, dit l'ingénieur, désignant le couple qui dansait, les yeux dans les yeux, avec une parfaite complicité.
– La vie n'est pas une polka, maugréa lord Simon.
– Leurs cœurs sont accordés, leurs pas s'accordent, pourquoi vous tourmenter ?
– J'aurais préféré un gendre anglais de bonne souche, même un Écossais, peut-être même un Gallois. Mais ces Américains, mon ami, sont des rustauds, les descendants de colons révoltés contre la mère patrie. De plus, ils sont abâtardis, mâtinés depuis deux cents ans d'on ne sait quel sang d'émigrant, d'Indien ou de nègre. Ils sont comme nos chiens de meute après trop de croisements avec des chiennes de ferme, dit Cornfield.
La comparaison, plus que péjorative, fit sourire Charles, cependant habitué au parler peu châtié du lord.
– Je suis certain qu'Ottilia vous donnera des petits-enfants, dont un petit-fils qui sera votre héritier et que vous serez heureux de former à Soledad,
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