Le Pont de Buena Vista
insista Desteyrac.
– Bon, bon. Puissiez-vous dire vrai ! Je suis un vieil homme et je voudrais que tout soit en ordre avant que je ne sois appelé à quitter ce monde, dit Simon Leonard, se laissant aller à un brin de mélancolie.
Il se ressaisit, vida son verre et retrouva son ton péremptoire.
– Par saint George ! Ne va-t-on pas bientôt s'aller coucher, sacrebleu ! Jeffrey dit qu'ils sont capables de se trémousser jusqu'à l'aube. Dès demain, je mets à la voile pour Soledad. Je suis las de New York. C'est une ville née avant-hier, en perpétuel changement, où tout paraît si provisoire qu'on se demande si on la reconnaîtra la semaine prochaine. Rien ne vaut notre île au soleil. Ces villes américaines sont des foyers d'infection sociale. On ne sait jamais à qui on a affaire ni dans quelle langue on va vous adresser la parole. D'ailleurs, toutes les villes américaines manquent d'air et d'intelligence, conclut lord Simon en donnant une tape amicale sur l'épaule de Charles.
– Vous n'êtes guère aimables, tous les deux. Il y a des dames et des demoiselles qui font tapisserie et vous êtes là, occupés à boire !
La voix d'Ottilia fit se retourner les deux hommes.
– J'ai tâté tous les whiskies des buffets. C'est ici le seul buvable, constata Cornfield.
– Vous m'aviez promis une danse, monsieur Desteyrac. C'est le moment de tenir votre promesse, dit Ottilia.
– J'attendais que votre fiancé et vos innombrables admirateurs vous rendent accessible pour me présenter, répliqua Charles.
– Je le suis toujours pour vous, répondit-elle, les joues colorées par la danse.
Charles Desteyrac lui offrit son bras et la conduisit au milieu des danseurs au moment où l'orchestre attaquait une valse. Ils se firent face et le Français se préparait, suivant la bienséance locale, à prendre sa cavalière par les coudes pour la conduire, quand Otti se récria :
– Ah non, Charles, valsons comme à Paris ou à Londres ! dit-elle en se serrant contre l'ingénieur.
– Nous allons faire scandale, je le crains, dit-il en enlaçant Otti, dont les pas aussitôt s'accordèrent aux siens.
Ils valsèrent avec une telle élégance, Charles enserrant la jeune femme, que les couples leur abandonnèrent l'espace et formèrent cercle autour de ces danseurs qui, tout au plaisir de la valse, semblaient se croire seuls au monde. Cette audace, jugée indécente, suscita parmi les invités du banquier plus de regards réprobateurs que d'admiration. Se dandinant nerveusement comme une oie en colère, Anaïs Sampson vint, les traits crispés, rejoindre Jeffrey Cornfield.
– Vous voyez ce que je vois ? Cette façon de danser ! Il la tient serrée par la taille. Je crois même que leurs poitrines se touchent, monsieur. C'est une danse d'odalisque que ce Français impose à la pauvre fiancée de mon fils ! Faites arrêter la musique, je vous prie, lança la mère d'Edwin, assez fort pour être entendue de lord Simon.
Comme Jeffrey faisait un pas en direction du chef d'orchestre, lord Simon le retint par la manche.
– Laissez-les, ordonna-t-il. C'est ainsi qu'on valse à la cour de Vienne, où j'ai souvent dansé avec la princesse de Metternich au son de l'orchestre de M. Joseph Lanner.
– À la cour de Vienne, peut-être. Mais ce n'est pas l'habitude chez nous, répliqua timidement Jeffrey.
– Allons, allons, cousin, que diantre ! Soyez de notre temps ! Aujourd'hui, seuls les puritains cagots, à qui l'hypocrisie tient lieu de vertu, s'offusquent d'une telle manière de danser, assena lord Simon en fixant d'un œil torve la veuve Sampson.
La valse terminée, résolument provocateur, il donna le signal des applaudissements. Ce geste, aussitôt imité, détendit l'atmosphère. Dès l'instant qu'un lord authentique, familier des cours, approuvait cette façon assez osée de danser, on ne pouvait que l'admettre.
Allant au-devant de sa fille et de Charles, Simon félicita les danseurs pour ce qu'il nomma à haute voix « une exhibition artistique à la viennoise ».
Ottilia, un peu essoufflée mais ravie, réclama un verre d'eau que s'empressa de lui apporter son fiancé. Sampson devança Charles avec une telle vivacité que l'ingénieur vit dans cette précipitation une nette désapprobation de son attitude et de celle de lord Simon, surtout que plusieurs danseurs, la musique ayant repris, osaient
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