Le Pont de Buena Vista
commencé, sous la surveillance de Tilloy, à sortir de la cale les pièces du pont pour les transborder sur deux grands radeaux arrimés au flanc libre du voilier. Faites de poutres, de rondins et de planches solidement assemblées, ces plates-formes pouvaient, d'après Tom O'Graney, « porter plusieurs locomotives ».
– Après discussion avec Philip Rodney et notre maître charpentier, j'ai préféré faire construire ces pontons flottants plutôt que des barges ou des chalands à fond plat. Une fois chargés, ces radeaux seront remorqués par un voilier et les grandes chaloupes à vingt rameurs. Ainsi, nous livrerons votre matériel à Southern Creek. Seulement, je crains que vous ne deviez attendre quelques jours. Cette houle ample et longue, poussée par une jolie brise de nord-ouest, pourrait nous gêner. En longeant la côte, nous l'aurions par le travers tribord, ce qui risquerait de drosser nos radeaux sur les récifs. Le noroît s'est levé il y a deux jours et son cycle habituel est d'environ sept jours. Donc, soyez patient. Je ne voudrais pas voir votre pont faire naufrage si près du but et ne plus servir que de labyrinthe aux poissons, dit l'officier, mi-badin, mi-sérieux.
Tandis qu'il observait la houle malvenue, mais à ses yeux de terrien inoffensive, Charles vit, à demi masquée par une pointe rocheuse, une embarcation bahamienne à voile sang-de-bœuf qu'il reconnut sans peine. Ainsi, impatiente mais discrète, Ounca Lou avait voulu s'assurer de son retour. Il agita son chapeau, sans savoir si le signal serait perçu par la jeune fille.
Le commandant Colson avait, lui aussi, vu le petit voilier qui, déjà, s'éloignait vers le sud. D'ordinaire réservé et d'une froideur décourageante, l'officier osa une considération personnelle qui, émanant d'un autre, eût paru à Charles importune, voire indiscrète.
– Je crois que vous êtes attendu, Monsieur l'Ingénieur. Permettez-moi de vous dire que, vous connaissant un peu, j'en suis heureux pour vous et pour celle qui vous espère. Voyez-vous, je suis le premier homme qui ait tenu Ounca Lou dans ses bras. Je lui ai même servi de parrain quand elle fut ondoyée en mer par le père Paul Taval. C'était un enfançon de quelques jours. Lady Lamia m'avait demandé de la conduire, avec le religieux, sur son petit voilier jusqu'à Eleuthera, pour chercher une orpheline dont personne ne voulait. Je n'ai rien à refuser à lady Lamia, qui est une femme de cœur et qui me fit, ce jour-là, partager le secret de cette naissance. Aujourd'hui, l'orpheline est devenue une bien belle jeune fille. Grâce à la sœur de lord Simon, elle a reçu l'éducation et l'instruction que l'on dispense aux demoiselles de l'aristocratie, confirma Colson.
À la fois étonné et attendri, Charles ne sut que dire.
Déjà, l'officier avait recouvré sa rigidité habituelle. Appuyé à la lisse, il suivait les délicates manœuvres de transbordement des pièces du pont.
– Votre confiance m'honore, commandant, finit par articuler Desteyrac.
– Vous avez celle de lady Lamia, vous avez donc la mienne, Monsieur l'Ingénieur, conclut Lewis d'un ton qui n'invitait pas à poursuivre.
Sur le quai, Charles Desteyrac retrouva Timbo, qui l'attendait avec le dog-cart. L'Arawak lui prit les mains et les aurait baisées si le Français l'eût laissé faire. Enthousiaste et bafouillant, le garçon ne cacha pas sa joie de revoir son maître.
– M'a bien ennuyé de vous, mossu. Et j'ai pe'du mon f'ançais, dit-il, au bord des larmes.
Puis il se lança dans une série de considérations en dialecte arawak, dont Charles ne possédait que quelques mots. C'était une langue harmonieuse où dominaient les voyelles et les consonnes liquides et où le pluriel était formé par l'addition d'un vocable signifiant simplement plusieurs. La conjugaison des verbes, d'une rare complication, échappait totalement à l'ingénieur, qui ne retint du discours de Timbo qu'une chose : l'affection, sans doute circonstanciée, que l'Indien lui portait.
Touché par cet accueil, Charles frictionna vigoureusement la tête de Timbo et s'en voulut aussitôt de ce geste de colon suffisant. Bien qu'affectueuse, une telle démonstration rappelait assez la caresse que l'on donne au chien venu faire fête au maître. Aussi, comme pour se faire pardonner une attitude que l'Arawak ne considéra nullement comme une offense, le Français, dès qu'il fut, un
Weitere Kostenlose Bücher