Le Pont de Buena Vista
convaincants. Nous autres, Anglais, n'avons ni fantaisie ni imagination, mais nous avons le sens atavique du devoir et du bien du pays. Nous ne mettons rien au-dessus de l'Angleterre, même quand nous ne sommes pas certains de son bon droit. Les Français, au contraire, ne voient de bien qu'ailleurs et, partant, dans le changement brutal de régime politique. C'est pourquoi ils font des révolutions qui tuent les meilleurs, appauvrissent le commerce, mutilent les statues, détruisent les monuments et les fâchent avec leurs voisins. Nous les avons vus mettre une république à la place d'un roi décapité, puis, las du chaos et du sang, tâter d'un directoire et d'un consulat avant de se donner corps et âme à un empereur génial et conquérant, qu'ils nous abandonnèrent quand il perdit les guerres qu'il avait allumées. Les Français ont essayé depuis différentes monarchies, s'en sont débarrassés au profit d'une nouvelle république, rapidement transformée en nouvel empire… Et tout cela en moins de trois quarts de siècle ! développa Cornfield.
Cette contraction d'une période agitée de l'histoire de France fit sourire Charles.
– Je suis bien certain que vous nous verrez encore revenir à la république. Ce sera la troisième, pronostiqua-t-il.
Poko présentant un foie de tortue nappé d'une sauce au gingembre, le sujet fut abandonné, au grand soulagement de Carver. Il craignait que Desteyrac ne prît ombrage des critiques formulées par son ami.
– Et que pensez-vous, monsieur Desteyrac, du caractère américain ? demanda Edward pour faire diversion.
– Les Américains que j'ai rencontrés sont très entreprenants, audacieux et expéditifs en affaires, travailleurs, accueillants, généralement rigoristes pour ce qui touche aux mœurs, et, en matière de religion, très disciplinés. Ainsi, même si, à New York, des adolescentes encombrées de leur virginité se jettent au cou des hommes faits, il est mal vu, à Pittsburgh, de rire le dimanche, dit Charles avec un clin d'œil à Tilloy, ce qui déclencha l'hilarité des convives.
– Vous avez vu mon cousin Jeffrey, mon ami. Eh bien, c'est le modèle achevé du Yankee. En trois générations, il est passé de la cabane de rondins des rives de l'Hudson à l'hôtel particulier de Washington Square, c'est-à-dire de l'état de paysan qui sent le petit caillé à celui de bourgeois millionnaire, sans rien connaître de la civilisation ! déclara lord Simon.
– Je l'ai trouvé parfaitement civilisé, encore qu'il mette du lait dans son thé, coince sa serviette dans son col pour ne pas tacher son gilet, éponge avec du pain la sauce de son assiette et coupe son cigare avec les dents. Mais c'est un brave homme qui, comme la plupart de ceux que nous avons côtoyés, croit que le premier devoir du père de famille et du citoyen est de gagner beaucoup d'argent. Ce qui conduit parfois à de curieuses spéculations. En réalité, mon oncle, votre cousin Jeffrey est un joueur, assura Malcolm Murray.
On en était au dessert – une gelée de mangue – quand Lewis Colson fit une remarque sur l'évolution des affaires cubaines.
– Savez-vous que les Espagnols ont fini par payer une indemnité de cinquante-trois mille dollars pour avoir indûment retenu à La Havane, en février 1854, le Black Warrior , navire de commerce américain dont ils avaient, de surcroît, saisi la cargaison de coton ?
Tous les convives se souvenaient de cette affaire qui avait failli provoquer une guerre entre les États-Unis et l'Espagne.
– Cette somme est bien inférieure aux trois cent mille dollars réclamés à l'époque par le secrétaire d'État américain, William L. Marcy, observa Carver.
– Les diplomates ont parfois le pas sur les comptables, mon cher. Les Américains, qui n'ont pas renoncé à s'emparer de l'île de Cuba, se sont montrés conciliants. Mais, à New York, un sénateur m'a dit que James Buchanan, actuellement ambassadeur des États-Unis en Grande-Bretagne, pourrait être bientôt désigné comme candidat à la présidence par le parti whig, qui se fait maintenant appeler démocratique. Buchanan est un de ceux qui rédigèrent le fameux Manifeste d'Ostende demandant l'annexion de Cuba par l'Union. S'il devenait, en novembre, président des États-Unis, sûr que cet homme, qui a la sympathie des planteurs de coton du Sud, lancerait une nouvelle proposition d'achat de Cuba pour en
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