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Le Pont de Buena Vista

Le Pont de Buena Vista

Titel: Le Pont de Buena Vista Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Denuzière
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faire, sans doute, un état esclavagiste de plus, dit Murray.
     
    – S'il en était ainsi, je ne donnerais pas cher de la tranquillité de notre archipel ! fit Carver.
     
    – Si Cuba devenait un État américain, comment imaginer en effet que le gouvernement de Washington – dont nous savons, depuis 1823 et la doctrine exposée cette année-là par James Monroe, qu'il entend protéger l'Union de tout risque, aussi bien côté Pacifique qu'Atlantique – puisse tolérer qu'entre l'État de Floride et un État de Cuba subsistât, tel un opus incertum , cette chaussée d'îles et d'îlots que constitue notre archipel ? précisa Cornfield.
     
    – Mais les Bahamas sont possession britannique, lord Simon. Je vois mal les États-Unis s'emparer de l'archipel de vive force, observèrent en chœur Lewis Colson et Philip Rodney.
     
    – Ah, que de naïveté, mes bons amis ! Réfléchissez. Que rapportons-nous à la Couronne ? L'archipel importe dix fois plus de produits qu'il n'en exporte. Nous expédions au Royaume-Uni des éponges, de l'écaille de tortue, du sisal, un peu de bois d'acajou, de pin, de gaïac, quelques tonneaux de rhum de qualité inférieure à celui de la Martinique, et des ananas censés mûrir sur les bateaux. En revanche, nous valons souvent au gouvernement de Sa Majesté des ennuis diplomatiques avec les États du Sud, quand nous recueillons les esclaves fugueurs et que les éditeurs londoniens expédient à New Orleans et à Charleston des brochures anti-esclavagistes. Nous n'offrons même pas en taxes à la mère patrie de quoi payer le gouverneur royal et son train, les fonctionnaires et douaniers, les dispensaires et les écoles. Alors, pour peu que le lord de l'Échiquier ait besoin d'argent, on nous vendra, nous aussi, aux États-Unis ! avança Cornfield, amer.
     
    – Nous avons encore une importance stratégique sur la route maritime des Antilles britanniques, de la Guyane, de la Barbade, des îles Vierges, de la Jamaïque, de Trinidad et d'autres colonies bien anglaises, atténua Lewis Colson.
     
    – La flotte britannique peut, plus économiquement que nous, suffire à cette protection, commandant, assura le lord.
     
    – En somme, mieux vaut pour nous que Cuba reste espagnole, dit Charles, dont le « pour nous » associait sa personne au sort de Soledad, ce qui plut au lord et au major.
     
    – La vraie solution, la plus humaine et la plus honnête, serait que Cuba devînt un pays indépendant, une sorte de principauté reconnue comme telle par toutes les nations, proposa Carver.
     
    – Pourquoi pas une république ? fit Charles.
     
    – Puisque nous jonglons avec les hypothèses, pourquoi l'archipel, dont la population s'accroît chaque année, ne deviendrait-il pas aussi un État indépendant, allié ou associé à un État cubain libre ? proposa Murray.
     
    – Tout simplement parce que le gouvernement des États-Unis n'acceptera jamais d'avoir, si près de ses rivages, des gens comme nous qui avons hébergé les loyalistes, qui adoptons les nègres et faisons du commerce hors du contrôle de leur douane. Pensez que, ces jours-ci, la livre sterling vaut ici quatre dollars et quarante-quatre cents…, conclut lord Simon.
     
    – Dommage, mon oncle, je vous verrais bien roi des Bahamas ! lança Murray.
     
    – Ou président de la République des Lucayes, renchérit Charles.
     
    Au cours du dîner, l'ingénieur fut à maintes reprises rappelé à la réalité du moment par la question d'un convive à lui directement adressée. Sa pensée vagabondait du côté de Buena Vista. Plutôt que prendre part à l'excellent repas d'accueil donné en son honneur par le major Carver, il eût préféré faire atteler son dog-cart et trotter jusqu'à Little Manor, sa maison de chantier, au sud de l'île, et peut-être passer sur l'îlot pour retrouver celle qui s'était assurée, quelques heures plus tôt, de son retour. Malcolm Murray avait remarqué l'air parfois absent de son ami et, quand chacun se prépara à regagner son domicile, l'architecte proposa à Desteyrac de lui faire un bout de conduite, son bungalow étant proche de la demeure de leur hôte.
     
    Suspendue au milieu de milliers d'éclats stellaires, la pleine lune, parfait modèle pour peintres naïfs, éclairait le paysage. Les deux hommes se mirent en route à travers le parc du manoir et Malcolm prit sans façon le bras de Charles. Après le repas arrosé de grands crus, moins attentif à sa

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