Le Pont de Buena Vista
événements les plus prévisibles ne se déroulent jamais comme on s'est plu à les imaginer. Pendant le parcours, dans la fraîcheur lumineuse du matin, Charles Desteyrac caressa la vision d'Ounca Lou, une fleur d'hibiscus sur l'oreille, l'attendant au seuil de Little Manor. La houle de noroît ondulait sous un soleil bien éveillé quand sa maisonnette apparut, avec son toit neuf, couvert de palmes fraîchement coupées.
Les fauteuils de rotin disposés sur la galerie et, dans le bureau-salon-salle à manger, un bouquet d'orchidées sauvages attestaient que le maître de céans était attendu. Les fleurs, message intime de bienvenue, firent sourire Charles, un peu déçu par l'absence de la jeune fille.
Tandis que Timbo ouvrait les persiennes et s'activait en grommelant, bien que tout fût en ordre et chaque objet à sa place, y compris la planche à dessin et les livres, Charles s'en fut examiner, au flanc du talus, le chemin de rondins disposés parallèlement. Il permettrait de hisser sur le plateau, par schlittage, invention des bûcherons vosgiens, les lourds éléments du pont. L'ingénieur gravit la pente et vérifia que ses consignes avaient été suivies. La mince couche de terre qui couvrait le socle corallien de l'île avait été enlevée et la roche aplanie pour établir, au bord de Devil Channel, l'aire de construction et de lançage du pont.
À la jumelle il vit sur Buena Vista, avec un pincement au cœur incontrôlable, la demeure de lady Lamia, toutes fenêtres ouvertes, et Ma Mae, la cuisinière, aller et venir sur la terrasse, puis dérouler et tendre sur ses supports la tente qui abritait les rocking-chairs du soleil. Contrôler que des travaux identiques à ceux qu'il venait d'inspecter avaient bien été effectués sur l'îlot lui fournit prétexte à passer aussitôt de l'autre côté du goulet. Incapable de résister plus longtemps au désir de revoir Ounca Lou, il courut jusqu'au va-et-vient, rétabli la veille par O'Graney, et franchit la faille au fond de laquelle s'affrontaient mollement, ce jour-là, houle d'ouest et vagues du large. Comme il approchait de la résidence de Lamia, son pas vif sur le gravier du chemin fit se retourner la cuisinière, occupée à distribuer des coussins sur les sièges de plein air.
– Oh ! Mossu Carlos, my Fish Lady va être contente de vous voir, entrez, entrez dans la maison ! dit-elle.
Charles trouva lady Lamia dans le grand salon, en train d'arranger dans un vase des branches de laurier-rose. Elle vint à Charles bras tendus, lui donna ses deux mains qu'il baisa avec effusion. Sous l'opulente toison grise et bouclée, le sombre et pénétrant regard de la sœur de lord Simon trahissait la sincérité de l'émoi d'une femme peu encline aux épanchements sentimentaux.
– Nous ne vous attendions pas si tôt. Ounca est encore en haut à s'apprêter pour vous recevoir. Savez-vous que, malgré cette mauvaise mer, je n'ai pu l'empêcher, hier, d'aller voir l'arrivée du Centaur . Comme elle va être heureuse ! Si vous saviez comme vos lettres étaient attendues, lues et relues ! Car vous êtes resté absent neuf mois, monsieur !
– La fabrication du pont à Pittsburgh prit plus de temps que prévu et son transport ne fut pas des plus rapide. Mais il ne s'est pas écoulé un jour sans que je pense à Buena Vista, à Ounca Lou et à vous, dit-il, écartant le col de sa chemise pour montrer, suspendue à une chaîne d'or, la dent de requin que Fish Lady lui avait, un jour, passée au cou.
Lamia lui saisit tendrement la main, l'invita à prendre un siège, s'assit près de lui et se mit à parler sur le ton de la confidence.
– Ounca s'ennuyait de vous, Charles. Je ne parvenais plus à la distraire. Heureusement que l'étude de nos mollusques et le traité qu'elle prépare l'occupaient beaucoup. Moi qui déteste Nassau, je l'y ai conduite à la réception que donne le gouverneur royal, sir Albert Bannerman, le premier de l'An. Ce jour-là, vous eussiez été jaloux avec raison. Tous les officiers de la garnison et de la marine, jeunes gens des meilleures familles, lui ont fait la cour. Le lendemain du bal, elle a reçu des monceaux de fleurs et, chose plus inattendue étant donné son origine anglo-indienne, qu'elle ne tente pas de dissimuler, deux demandes en mariage assez flatteuses, rapporta Lamia avec une satisfaction teintée de malice.
– Quand j'ai quitté votre filleule, un soir de l'été
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