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Le Pont de Buena Vista

Le Pont de Buena Vista

Titel: Le Pont de Buena Vista Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Denuzière
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rentrera pas à Soledad. Il est venu me faire ses adieux, dit Charles.
     
    – Il est perdu pour le club des célibataires ! constata Malcolm.
     

    Dès que Pink Bay eut recouvré son calme, Desteyrac passa sur Buena Vista pour annoncer à lady Lamia que les travaux visant à aménager le chemin de roulement où viendrait, au cours du lançage, reposer le pont commenceraient dès le lendemain. Il trouva Fish Lady maussade et résignée.
     
    – Ce sera la fin de notre tranquillité. Autrefois, en d'autres circonstances et ne vous connaissant pas comme je vous connais maintenant, je vous aurais dit : « Puisse le prochain ouragan jeter à bas votre affreux pont. » Mais les choses ont changé et je ne puis que souhaiter plein succès à votre entreprise. C'est aussi, je suppose, ce que souhaite Ounca Lou, ajouta Fish Lady, interrogeant sa filleule du regard.
     
    – Vous savez, marraine, tout ce que je souhaite, répondit-elle.
     
    Charles, qui n'avait pas revu son amie depuis la nuit d'Eleuthera, se tenait sur la réserve, ne sachant ce que pensait Lamia de l'escapade de sa filleule. Ce fut la jeune fille, voyant son embarras, qui l'informa.
     
    – J'ai tout raconté à marraine. Elle accepte que nous nous aimions, ou plutôt, m'a-t-elle dit, que je prenne le risque de vous aimer.
     
    Avant que Charles eût pu exprimer sa satisfaction, Lamia intervint.
     
    – Maintenant, je dois vous parler franchement, monsieur Desteyrac, commença-t-elle.
     
    Le fait qu'elle usât du patronyme de l'ingénieur au lieu de son prénom laissait prévoir le sérieux du propos.
     
    – Entre nous, la franchise a toujours été de rigueur, répondit Charles.
     
    – Je ne veux pas qu'Ounca ait la vie solitaire que j'ai connue. Je ne veux pas non plus qu'elle subisse le sort de sa pauvre mère. C'est pourquoi j'admets vos relations telles que vous les avez étourdiment scellées à Eleuthera. Je fais confiance à ma filleule.
     
    – Pas à moi ? releva Charles.
     
    – Je ne saurai que plus tard si je le puis. Car un homme peut prendre pour sentiment le désir qu'il a d'une femme. Mon vieil ami sir Edward Bulwer-Lytton, membre du Parlement, qui n'eut jamais de chance avec ses épouses, a écrit : « L'amour, sous sa première forme, vague et imparfaite, n'est que l'imagination concentrée sur un seul objet 1 . »
     
    – Je ne crois pas me tromper sur l'objet, rétorqua Charles, ironique.
     
    – Voyez-vous, j'ai élevé Ounca pour en faire une femme consciente et responsable de ses choix comme de ses actes. Elle n'a pas besoin, comme d'autres, d'enfiler des pantalons à la turque et de signer des manifestes pour se croire libre et l'égale de l'homme. Elle prend donc le risque de vous aimer et je ne peux m'y opposer. Ma relative compréhension, que les puritains estimeraient scandaleuse, vient de mon expérience personnelle. J'ai, moi, refusé à plusieurs reprises, dans ma jeunesse, l'allégeance à l'amour. Cela tenait moins à mon éducation qu'à mes exigences et à mon intransigeance. Aujourd'hui, je sais, l'âge aidant, que je suis peut-être passée à côté du bonheur.
     
    – Mais vous avez fait de Buena Vista une île enchantée, une petite colonie exemplaire. C'est là votre bonheur, non ? objecta Charles.
     
    – Ne me prenez pas pour une missionnaire ni pour une vierge rassise et atrabilaire. Je crois au dieu Nature et à rien d'autre. J'ai eu des amants, mais je n'ai jamais envisagé de lier mon sort à celui d'un homme. L'existence de ma sœur aînée Mary Ann, épouse de Willy Main-Leste, n'a rien d'enviable, on a dû vous en parler. Si je n'ai pas voulu d'époux ou d'amant attitré, je ne voulais pas non plus « pleurer ma virginité », comme on dit chez nous des filles qui craignent de mourir pucelles. Il a fallu qu'un homme meure pour que je commence à l'aimer ! Stupide, n'est-ce pas ? Alors, aimez-vous pendant qu'il en est temps, mais sans oublier qu'il n'existe pas d'amour sans danger. Rendez Ounca Lou heureuse, sinon…
     
    – … les requins, n'est-ce pas ? coupa Charles, imaginant une menace.
     
    – Sinon, vous ferez deux malheureuses : elle et moi, conclut Lamia d'une voix voilée, les lèvres trémulantes d'émotion contenue, sans relever l'acrimonie de la boutade.
     
    Desteyrac quitta son siège et vint l'embrasser. Elle lui rendit son baiser avec chaleur, en lui serrant très fort l'épaule.
     
    – J'ai l'impression d'être une déplaisante duègne.

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