Le Pont de Buena Vista
entre la pointe Carnsore et le cap Davis.
– Ah ! Et comment sont-elles ? Gracieuses comme des gazelles, fessues comme des juments, ou pimbêches comme des grouses ?
– Ne vous excitez pas, monsieur Murray, dit Charles, mis en joie par les comparaisons zoomorphiques et peu galantes du jeune homme.
– Mais enfin, dites ce que vous avez vu !
– Deux silhouettes, l'une mince, l'autre épaisse, emmitouflées dans manteau et châle. Une mousseline maintenait leur chapeau et cachait leur profil. Beau ou laid, je ne puis donc dire. L'une d'elles, la plus frêle, munie d'une longue-vue, regardait du côté de l'Angleterre, mais je doute, bien que la brume fût à cette heure levée, qu'elle ait pu, à cette distance, distinguer les tours du château de Pembroke, dit Charles.
– Là est le signe d'une femme sensible. Dieu seul sait ce qu'elle laisse en Angleterre. Un mari, un amant, une famille, une vieille mère… ou, comme moi, des dettes chez son joaillier et sa modiste ! C'est toujours le cœur lourd qu'on regarde s'éloigner le pays natal, monsieur Desteyrac. Tenez, j'entends cette femme murmurer :
Pour nous plus de danse
Tout sera souffrance
Sur le sein des mers,
Les vents qui frémissent
Les flots qui mugissent
Seront nos concerts…
Murray avait récité avec émotion. Charles devina que ces vers de Byron exprimaient son état d'esprit plus que celui, supposé, d'une inconnue de qui il ignorait tout. Comme le Français se taisait, Murray inspira une grande bouffée d'air salé, se raidit, porta sur l'horizon un regard crâne et se tourna vers son interlocuteur.
– Comme Byron fuyant une Angleterre qui méconnut son génie, je laisse la mièvre mélancolie aux femmes. « Demain, un autre soleil ranimera une autre aurore », déclama-t-il cette fois avec emphase.
Charles, grand lecteur de Byron, admirait que le poète eût combattu pour l'indépendance de la Grèce jusqu'à sa fin tragique à Missolonghi, en 1824.
– Il y a en vous du Childe Harold… moins la satiété de la débauche, j'en suis sûr ! dit-il.
– N'en soyez pas trop sûr, mon cher. Nous n'aurons sans doute pas le temps de bien nous connaître. Ce sera mieux pour le souvenir que je vous laisserai. Mais l'instant n'est pas à de vaines considérations. Mon estomac révolté m'a fait perdre trois jours. Je dois passer, dès ce soir, à l'assaut du fortin des passagères. Et, puisqu'elles sont deux et que vous devez plaire aux femmes, rien ne vous empêchera de profiter de la situation quand je l'aurai éclaircie. La mer, quand elle ne les rend pas malades, dispose les femmes aux jeux de l'amour ! Nous verrons bientôt si c'est vrai ! dit-il, gaillard, en saluant Charles d'une rapide inclinaison du buste.
1 Bars de basse catégorie.
2 Le mille marin, adopté par les navigateurs du monde entier depuis le XVIII e siècle, a été défini en 1929 ; il mesure 1 852 mètres et correspond à la soixantième partie d'un degré équatorial.
3 Chasse du renard.
3.
Charles Desteyrac, passager du Phoenix , se voyait parfois, tel Jason, cinglant sur l' Argos vers la Colchide, à la conquête de la Toison d'or. S'il s'interrogeait peu sur les dangers du lendemain, il imaginait en revanche toutes sortes de rencontres fortuites. Peut-être croiserait-il sur son chemin des séductrices, peut-être devrait-il affronter des jaloux, des méchants, des imbéciles ? Avec la terre, villes, campagne, famille, cercle d'amis, condisciples, maîtresse, souci de paraître, conformisme des rites sociaux, tout avait disparu. Ne restaient que le ciel et l'océan. De quoi l'inciter à se poser, une fois de plus, les questions existentielles dont il savait qu'elles étaient sans réponse humaine.
Quand, par nuit claire, les étoiles jouaient à chat perché entre les mâts et les vergues, constellant de points d'or sautillants l'ample ondulation des eaux sombres, le bateau, comme la nef des Argonautes, devenait l'arche unique et primordiale. Dans un univers régi par des forces naturelles dénuées de scrupules, dont l'homme devait s'accommoder, se servir, se défendre, la solitude du vaisseau, au-dessus de l'abîme liquide toujours prêt à s'ouvrir sous la coque, devenait parfois angoissante. Comme tous ceux qui prennent conscience, pour la première fois, des aléas de la navigation hauturière, Charles avait besoin de se rassurer. Après tout, se disait-il
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