Le Pont de Buena Vista
colonial, genre préféré de sa mère. Le dessin, il s'en souvint, représentait le retour du riche planteur dans son domaine des Antilles. Accueilli avec obséquiosité par un contremaître métis et son cocher noir, esclave privilégié, le maître dosait avec condescendance ses saluts, tandis qu'un autre Noir, agenouillé, lui offrait son dos comme marchepied pour monter en calèche.
« À Soledad, comme dans toutes les colonies, l'homme blanc, en charge de la propagation de la civilisation, s'attend à ce que l'indigène apprécie la grâce que lui fait l'Européen en l'arrachant à la vie sauvage. Le maître clame les vertus du travail, brandit la Bible ou les Évangiles, fustige la paresse, oblige l'indigène, qui ne l'a pas invité sur ses terres, à suer sang et eau, du lever au coucher du soleil. Et cela, afin de constituer au colon, venu d'ailleurs, une fortune, si possible héréditaire, dont il jouira en famille dans son pays ! » se dit Charles.
Fidèle aux principes de son défunt père qui, en 1830, avait milité contre l'expédition d'Alger, voulue par Charles X après le coup de chasse-mouches administré par le dey Hussein au consul de France, Desteyrac se dirigea vers la chambre de Murray en agitant des pensées frondeuses. Il trouva le jeune architecte tête à tête avec une bouteille de gin largement entamée. L'ingénieur n'avait pas refermé la porte que Malcolm fulmina.
– Ce vieux crabe de Carver me retient prisonnier à bord comme un condamné sur un ponton ! Il n'a même pas accepté de porter un message à mon oncle. À croire qu'il entend continuer à me desservir auprès des membres de ma famille, comme il l'a toujours fait. Écoutez bien ce que je vous dis, monsieur Desteyrac : ce Carver, je le tuerai ! Non pas en duel, un gentleman ne s'abaisse à provoquer un reître ! Non ! Je le tuerai comme on tue un rat ! À coups de trique, vous m'entendez !
– Calmez-vous, monsieur Murray. Le major craint, et peut-être a-t-il ses raisons, que votre oncle ne trouve un peu cavalière la façon qu'a votre père de vous exiler à Soledad, sans l'avoir prévenu. M. Carver doit convaincre votre oncle d'accepter la situation qu'on lui impose. Le major vous demande donc de patienter jusqu'à demain. C'est tout.
– Mensonge ! Cette précaution supposée n'est avancée que pour m'humilier. Je suis un captif, c'est le mot. Mais vous, monsieur Desteyrac, vous allez descendre à terre, n'est-ce pas ? Vous pourriez donc, aujourd'hui même, remettre à mon oncle le message dont Carver a refusé de se charger. Non ?
– C'est avec sérieux que je me serais acquitté de cette tâche, mais j'ai décidé de rester à bord jusqu'à ce que vous soyez autorisé à débarquer.
– Vraiment ? Vous, au moins, vous savez dire non ! Vous êtes un véritable ami, Charles… si vous me permettez d'user de votre prénom.
– Bien sûr, monsieur Murray.
– Bannissons tout protocole entre nous. Appelez-moi Malcolm. Pour le meilleur et pour le pire, je suis désormais votre ami, Charles, dit l'Anglais en tendant la main à l'ingénieur, qui la serra sans réticence.
– Le major Carver n'a pas que des défauts. D'abord, il m'a offert le vivre et le couvert en attendant que le logement qu'il me destine soit prêt à me recevoir. Ensuite, il vient de m'assurer que nous serons « servis comme à la mer ». Le maître coq a des consignes, ainsi que nos stewards. Permettez ce conseil, Malcolm, ajouta le Français en éloignant la bouteille de gin : abandonnez l'alcool, très mauvais pour un estomac vide, et pensons plutôt à prendre un bon breakfast, proposa Charles.
D'après un dessin du médecin, Tom O'Graney, le charpentier, avait confectionné pour Murray une paire de béquilles. Avec l'aide de Desteyrac, le blessé les inaugura, non sans appréhension et maladresse, pour se rendre à la salle à manger. L'immobilité du navire à quai facilita cependant les premiers pas du jeune architecte. Après le repas du matin, il put s'asseoir, en compagnie de Charles, sur le pont, à l'abri d'une tente, pour détailler le paysage qu'offraient l'île et le port.
– Au fond de la baie, cette élévation de terrain nous cache le vallon où s'étend le domaine de Cornfield avec son manoir, dit Tilloy, contraint lui aussi de rester à bord par courtoisie pour l'ingénieur et, peut-être, pour surveiller Murray.
– Je n'ai vu de Cornfield
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