Le Pont de Buena Vista

Cornfield Manor, adossé au flanc nord de cette dépression. Longue bâtisse de brique sang-de-bœuf à un seul étage, coiffée d'un toit à quatre pentes reposant sur de fortes colonnes faites de calcaire de corail et de brique, flanquée de deux ailes pavillonnaires, ceinte d'une large galerie périptère sous un avant-toit soutenu par de fines colonnettes, la demeure du lord des îles ne manquait ni d'élégance ni de style. La description de Malcolm Murray était à revoir !
     
    – Quel beau site ! s'exclama Charles tandis que Carver donnait l'ordre au cocher de poursuivre la route.
     
    – Ce cirque naturel n'est pas l'ancien cratère d'un volcan, qui n'exista jamais que dans l'imagination de quelques géologues du XVIII e  siècle, mais le produit d'un affaissement de la plaque corallienne dont l'île est faite, sous une couche de terre parfois très mince. Ce val circulaire constitue le meilleur abri contre les ouragans, même si l'été est ici un peu plus chaud qu'ailleurs, précisa le major.
     
    La voiture descendit une courte pente pour emprunter une route plus large, rectiligne et empierrée. Un double rang de palmiers bordait la chaussée et Charles aperçut, de part et d'autre, une végétation disciplinée où les arbustes à fleurs alternaient avec des bosquets.
     
    – Lord Simon Leonard Cornfield a voulu rassembler sur son domaine un échantillon de nos plus belles essences : palmier royal, palmier argenté, cocotier, acajou, campêche, pin caraïbe, pin de Norfolk et gaïac, énuméra le major. Et vous voyez là, parmi ces arbrisseaux et ces buissons d'hibiscus et de gardénias qui bientôt fleuriront, notre fameuse cascarille, dont l'écorce est odorante et… laxative. Nous la vendons aux apothicaires de Nassau, et même de Charleston et de Boston, compléta-t-il avec un sourire.
     
    – J'aurai beaucoup à découvrir, observa Charles sans dissimuler sa curiosité.
     
    – Certes, car on trouve sur notre île tout ce qui est disséminé sur les autres, suivant qu'elles sont au nord ou au sud de l'archipel. La route que nous parcourons va nous conduire à Cornfield Manor. Elle traverse le nord de l'île, sa partie la plus large, du port occidental, où nous avons débarqué, au port du levant. Elle donne aussi accès aux routes et chemins qui mènent à l'intérieur et vers le sud en contournant notre mont de la Chèvre, dont vous distinguez le sommet coiffé d'une chapelle, vestige, pense-t-on, de la domination espagnole. Et dont, curieusement, le nom est français.
     
    – Une chapelle ! Le culte catholique a-t-il un desservant dans un pays où la religion anglicane est plus que dominante ?
     
    – Considérer comme un prêtre catholique le curieux ermite qui habite là-haut ne serait pas faire honneur à l'Église romaine. C'est un chrétien, certes, une sorte de moine que tous respectent, car il aide à ensevelir les morts et baptise les enfants. Les pêcheurs assurent qu'il prédit avec exactitude les changements de temps et l'état futur de la mer. Le fait est que le père Paul Taval, comme il se fait appeler, annonce les ouragans et les orages tropicaux, et qu'il vaut mieux se fier à ses prédictions. Nos îliens y voient une capacité divinatoire surnaturelle, et l'ermite, qui ne vit que de dons, entretient leur superstition. En fait, ses prévisions n'ont rien de mystérieux. Sur sa montagne, d'où la vue porte avec une lunette jusqu'à Eleuthera, Cat Island et Watling, il dispose d'un baromètre, d'un anémomètre, d'un pluviomètre, tous instruments de précision récupérés sur une épave. De surcroît, il consigne chaque jour dans un registre, depuis près de quarante ans, les heures de lever et de coucher du soleil, la température, le sens et la force des vents, la quantité d'eau qui tombe. Il sait aussi interpréter le vol des oiseaux de mer. Il a ainsi acquis, par l'observation, une grande connaissance de notre climat.
     
    – En somme, c'est votre météorologue !
     
    – Et reconnu comme tel, même par Cornfield. Bien qu'il ne descende que très rarement de son perchoir, généralement pour se rendre à Buena Vista, car il est en très bons termes avec lady Lamia, cet homme sait tout ce qui se passe sur l'île. Je suis certain, par exemple, qu'il est déjà au courant de votre arrivée et de la mission dont vous êtes investi. Si vous aimez les humains originaux, vous devrez lui rendre visite, dit Carver en riant.
     
    – Ne serait-ce que pour