Le Pont de Buena Vista
Manor qu'un tableau accroché dans le bureau de mon père. Il a été peint il y a plus d'un siècle. La grande baraque, qui a reçu le nom pompeux de manoir, ressemble aux maisons des tyranneaux du coton de Virginie et des Carolines. Cornfield Manor doit être, mon cher, une sorte de grange habitable, derrière une façade néogothique ou élisabéthaine. Son architecte est sans doute le génial inventeur du baroque bahamien ! ironisa Malcolm.
– J'imagine que les Cornfield ont toujours été assez riches pour se donner tout le confort possible suivant les époques.
– J'en doute. Les Cornfield, mon cher, ne se lavent les pieds et les dents que depuis trois générations. À l'origine, ce sont des paysans, des bergers devenus éleveurs de moutons, puis filateurs, marchands de laine, coton et drap. À coups de courbettes et de prêts à fonds perdus, ils ont bénéficié de la considération, condescendante mais forcée, des aristocrates. D'où ces faveurs royales qui les ont faits seigneurs dans les Carolines et les Bahamas. Savez-vous qu'il y a cent cinquante ans il suffisait d'acquérir, dans le Maryland ou la Virginie, mille arpents de terre pour devenir lord du lieu-dit et posséder manoir, esclaves et même blason, si l'on pouvait s'offrir les services d'un héraldiste accommodant ? En se frottant à l'aristocratie anglaise, aux gens du grand négoce, puis, plus tard, en fréquentant les bonnes écoles, parfois les universités, les Cornfield ont, certes, acquis quelques manières, mais, à la moindre affaire, leur naturel de cul-terreux reparaît. De surcroît, ils n'ont jamais eu d'autre goût que la mode du moment. Pour ces rustres, la peinture se résume au portrait de famille, la musique à la marche militaire et à la gigue, la gastronomie à la selle d'agneau, au bœuf bouilli et au cherry trifle . Ceux de la branche écossaise se régalent de haggis , cet estomac de mouton farci dont l'odeur fait lever le cœur de tout Anglais bien né ! maugréa Murray, les narines pincées.
– Je crains que vous n'exagériez la rusticité des Cornfield d'aujourd'hui. L'aménagement luxueux, le service et l'ordinaire du Phoenix prouvent que votre oncle, au moins, sait jouir des avantages et raffinements que la fortune peut procurer, observa Charles.
– Il est vrai que j'ignore tout de la vie actuelle de mon oncle. Je ne l'ai vu que deux fois, quand j'étais enfant. Mais c'est un Cornfield, n'est-ce pas ?
– Attendons de le connaître pour porter un jugement, conclut Charles, conciliant.
La journée passa en conversations, le plus souvent autour d'une boisson glacée ou devant une table bien garnie et arrosée des meilleurs crus, tirés de la cave du commandant par le maître d'hôtel qu'une bonne main avait rendu docile et consolé de son maintien à bord. Quand vint l'heure du coucher, Charles savait tout du cycle des études d'architecture en Angleterre, du confort des clubs de Pall Mall, de la cupidité des prêteurs sur gages, de la pingrerie des banquiers, de l'heureuse fraternité artistique des préraphaélites. Malcolm n'ignorait plus les matières que devait assimiler un polytechnicien pour obtenir le diplôme envié d'ingénieur des Ponts et Chaussées, avait noté les bonnes adresses du boulevard des Italiens et appris avec quelle audace politique Louis Napoléon Bonaparte s'était fait empereur.
Après avoir reconduit son compagnon jusqu'à sa chambre, Charles, un peu moins éméché que son nouvel ami, qui, rendu euphorique par le vin, menaçait de jeter ses béquilles par-dessus bord, se dit satisfait de sa journée.
– Reconnaissez que cette captivité provisoire n'a rien de cruel, observa Desteyrac.
– Grâce à vous, et à condition qu'elle ne se prolonge pas, elle est acceptable. J'ose d'ailleurs espérer que, pendant notre séjour sur l'île, nous aurons souvent l'occasion d'échanger des idées et de vider des flacons. Unis, nous opposerons aux cuistres la résistance des héros de Culloden ! déclama pompeusement Murray avant de s'effondrer sur son lit.
Cet engagement d'ivrogne, assorti du rappel de la victoire des Anglais du duc de Cumberland sur les montagnards écossais de Charles Edouard Stuart, fit sourire Desteyrac. L'honorable Malcolm Murray lui apparaissait maintenant tel un brave garçon, tête bien faite, mais trop gâté par la vie. Au-delà de l'outrecuidance fréquente de ses propos et de ses dévergondages de dandy
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