Le Pont de Buena Vista
américaine à Calcutta sur les bateaux de Tudor, dont la compagnie en exporte, bon an mal an, plus de soixante mille tonnes, dont huit mille à New Orleans. En organisant le commerce et la livraison de la glace dans l'archipel, Cornfield fait donc de très bonnes affaires, conclut Charles.
– Mais que se passe-t-il quand les hivers sont trop doux pour geler profondément les lacs de Nouvelle-Angleterre ?
– Tudor envoie ses bateaux recueillir de la glace au Labrador.
– Il paraît qu'il existe, à Cornfield Manor, une vaste glacière, enterrée sous des feuilles de palmiers couvertes de sable. Elle serait pareille à celle du gouverneur de Virginie, m'a dit mon domestique.
– À voir les quantités de glace que l'on consomme ici, je suis convaincu qu'il existe un bon système de conservation. Votre oncle, mon cher, est un génie pratique.
– Il est comme le roi Midas : tout ce qu'il touche – ananas, éponges, tortues, chemins de fer, coton, laine, pierre, bois, et maintenant glace –, tout, dans ses mains, devient de l'or, reconnut Murray.
– Il arrive aussi, cher Malcolm, qu'une fortune fonde comme un pain de glace ! observa Desteyrac.
– En attendant, ma folle cousine, fille unique de lord Simon Leonard Cornfield, est un très beau parti. Mais quel homme sera assez téméraire pour s'unir à une fille qui a joué l'odalisque embijoutée pour le bon plaisir d'un vieillard ? dit Murray, revenant à l'affaire qui le désolait.
– Ne pensez plus à cela et, quand Rodney reconduira votre cousine à Soledad, gardez-vous de la moindre allusion, même légère, à l'épisode érotique qu'elle a vécu et que vous êtes censé ignorer. Vous l'avez appris au prix d'une indiscrétion que votre oncle, dont l'amour paternel, mais aussi l'amour-propre doivent être au supplice, ne vous pardonnerait pas, conclut Desteyrac en prenant congé.
En regagnant à pied son bungalow, distant, estima-t-il, d'un kilomètre et demi de l'appartement de Murray, Charles connut pour la première fois ce qu'il devait plus tard définir comme la griserie nocturne des tropiques. La nuit mauve, la limpidité de l'air, la sensation de respirer plus intensément, le ciel constellé de deux fois plus d'étoiles, plus proches et plus lumineuses qu'à Paris, le chant emprunté des moqueurs, le frôlement des chauves-souris, le parfum entêtant du jasmin, la fraîcheur toute relative – le thermomètre, qui annoncait 26 degrés dans la journée, en indiquait 22 la nuit – incitèrent Charles, de retour chez lui, à s'asseoir sur les marches de son bungalow pour savourer ce moment de paix.
Dans le silence, le déroulis des vagues sur la grève, atténué par la distance, lui parvenait tel le chuchotement d'un océan amical, et rendait l'insularité quiète et rassurante. Depuis l'Antiquité, les poètes ne situent-ils pas le paradis sur une île ? À cette heure, Charles Ambroise Desteyrac était près de s'y croire.
7.
Mark Tilloy fut exact au rendez-vous du petit matin. Charles, qui guettait l'approche de l'officier sur la galerie de sa maison, l'invita à prendre une tasse de café avant le départ.
– Je suis heureux que lord Simon m'ait confié la mission de vous conduire jusqu'à Southern Creek et au Devil Channel. Il sait combien j'aime cette île, dit l'officier.
Dépouillé de son uniforme, le marin avait revêtu un complet de toile crème sur une chemise en voile de coton blanc. Sous le col entrouvert, un ruban de velours châtaigne remplaçait la cravate. Charles se promit d'adopter au plus tôt cette tenue qui, sous les tropiques, semblait naturelle aux Anglais. Soucieux du confort de l'ingénieur, Cornfield avait envoyé son vis-à-vis, sorte de calèche à grandes roues caoutchoutées, et son cocher mulâtre. Quand Charles et son cicérone prirent place dans « la voiture la mieux suspendue de l'île », au dire du lieutenant, le conducteur leur montra deux grands paniers qui contenaient le repas des voyageurs.
– Nous sommes gâtés, commenta Mark.
Le vis-à-vis, au baldaquin frangé de mèches de soie multicolores, quitta le hameau pour prendre la direction du sud, par la côte ouest. Bientôt apparut, en contrebas de la route côtière, le port occidental où Charles avait débarqué. Il reconnut, dans l'avant-port, le Phoenix ancré près de deux autres bâtiments, plus petits, que Tilloy nomma.
– La goélette
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