Le Pont de Buena Vista
d'émotion.
– Pourquoi, honte pour elle ? Est-ce si grave ? demanda Charles ingénument pour en apprendre davantage.
– Je commettrais une indiscrétion encore plus répréhensible en vous le disant, si je n'étais assuré de votre parole d'honneur. Vous ne rapporterez à personne ce que je vais vous dire ?
– N'en dites pas plus, Malcolm. Demain, ou plus tard, vous pourriez regretter ces confidences échappées dans un moment d'indignation, et me tenir rigueur de les avoir reçues.
– Non, Charles. J'ai besoin de parler, de m'entendre dire que ma honte est, hélas, bien fondée. Le secret est trop lourd pour un homme handicapé, isolé loin de son pays et de ses amis. Vous êtes le seul à qui je puisse me confier.
– Alors, vous avez ma parole, Malcolm.
– Merci. Voyez-vous, je sais, depuis notre adolescence commune, Ottilia rebelle à toute discipline mondaine, indifférente aux principes et aux conventions de notre caste, et toujours prête à les transgresser. J'ai vu, ces derniers mois, avec quel art elle aguiche les hommes, célibataires ou mariés, pour s'en jouer et, parfois, les ridiculiser en les mettant dans des situations impossibles. Comment elle a plaisir à provoquer le scandale par jeu, pour jouir de l'embarras de sa famille et, même, de celui de ses amis les plus chers. Mais je ne la croyais pas perverse, capable d'aller aussi loin dans la dépravation…
– Malcolm ! Ce sont là de bien grands mots. Mesurez-vous leur portée ? interrompit Charles.
– Ce sont, hélas, les mots qui conviennent pour qualifier la conduite de ma cousine. J'ai honte, je vous le répète, et, si je fais ce récit qui me coûte et peut vous donner d'Ottilia une image détestable, c'est parce que je ne veux pas qu'un jour vous soyez, comme d'autres l'ont été, dupe de ses manœuvres.
– Jusqu'à présent, son charme, bien qu'indéniable, n'a pas agi sur moi, je vous assure ! plaisanta Desteyrac pour relativiser le risque évoqué par Murray.
– Attendez de savoir comment, avec une totale impudeur, elle s'est prêtée aux manigances lubriques de son oncle Gordon, dont elle a été à coup sûr la maîtresse docile. Ce vieux paillard a presque trois fois son âge ! Il porte à merveille son surnom de Willy Main-Leste ! s'indigna Malcolm.
– Ce sont des choses qui arrivent. Voyez Voltaire et sa nièce, dit Charles, décidé à dédramatiser.
– Otti fit tout, sans doute, pour éveiller chez sir William des désirs libidineux. Cela finit par arriver et dut paraître à ma cousine, telle que je la connais, un événement de la dernière cocasserie, ouvrant la voie à une expérience ébouriffante et scabreuse. Elle aurait pu s'arrêter là, se dérober au dernier moment, jouir de la confusion du vieillard. C'eût été dans sa manière. Mais les choses allèrent plus loin, même si, d'après ce qu'écrit lady Mary Ann à son frère, Ottilia se défend d'avoir jamais tout accordé à un homme dont elle se serait contentée de tirer beaucoup de cadeaux : landau, chevaux, toilettes, bijoux, argent. Cela, jusqu'au jour où la sœur de lord Simon, dont les générosités de son époux pour Ottilia – le vieux est un pingre bien connu – avaient éveillé les soupçons, les surprit tous deux sous son toit dans la plus étrange situation.
Dominant avec peine son désarroi, Murray s'interrompit, comme hésitant à poursuivre. Encouragé par le silence attentif de Charles, il s'y résolut.
– Imaginez Ottilia étendue, entièrement nue, sur un lit, encadré de cierges d'église allumés et couvert d'un drap de satin violet qui met en valeur son beau corps blanc, sur lequel brille une profusion de bijoux, colliers, pendentifs, bracelets, diadème, bagues, où scintillent diamants, perles, émeraudes, saphirs, rubis et autres ! « Elle en portait partout où les femmes ont coutume d'en mettre… et même là où il ne viendrait à aucune l'idée d'en placer », a écrit lady Mary Ann Gordon, n'osant être plus précise, mais donnant à penser à son frère du degré d'avilissement insoupçonné d'Otti.
– Et de l'oncle ! risqua Charles.
– Certes, car lady Mary Ann n'épargne pas sir William. Elle rapporte dans sa lettre que ce porc, « en caleçon, assis dans un fauteuil, jouissait béatement du tableau vivant qu'il avait lui-même composé, pour se mettre en train, avant de satisfaire son désir
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