Le Pont de Buena Vista
voluptueux » ! N'est-ce pas la luxure dans toute sa vulgarité ? s'écria Murray.
– C'est assez coquin comme mise en scène, reconnut Desteyrac. Mais il est connu que les hommes qui goûtent ce genre de spectacle se satisfont autrement, et ne touchent pas à leur… modèle, dit Charles.
– C'est ce qu'a affirmé Ottilia, nullement gênée, paraît-il, d'avoir été surprise dans une posture qu'elle qualifia avec arrogance de « suavement artistique ».
– Et l'oncle, que trouva-t-il pour sa défense ?
– C'est là ce qui a dû ajouter au chagrin de Cornfield car William Gordon, son beau-frère, est un très vieil ami, et son associé dans la filature de Manchester. Comme lady Mary Ann exigeait que son mari quittât leur hôtel de Mayfairsur-le-champ et s'en allât loger à son club de Pall Mall, sir William éclata dans les termes épouvantables qu'elle rapporte dans sa lettre : « Je suis content de me séparer d'une épouse rance, stérile et sans charme, et d'une graine de putain. Car votre nièce, ma chère, je l'ai payée en cadeaux, comme on paie en pence les prostituées de Soho ! »
– Il est certain qu'entendre sa fille traitée de putain par un beau-frère dépravé a dû causer un vrai chagrin à Cornfield. C'est pourquoi, je pense, vous devez vous montrer très gentil avec lui, et, parlant d'Ottilia, lui faire comprendre que sa seule faute est de jouer, sans discernement, avec tous les feux qui se présentent, conseilla Desteyrac.
– Merci, Charles, vous me faites grand bien et ramenez les frasques de ma cousine à une plus banale – encore que très triviale – proportion. Maintenant, aidez-moi à marcher jusqu'à la salle à manger. Notre repas arrive des cuisines de Cornfield Manor, et mon oncle m'a déjà fait porter du vin de Bordeaux.
Ce fut un maître d'hôtel, délégué par l'intendant de Cornfield, qui servit un excellent dîner de beignets de conques et de côtes de mouton, venus après un bouillon de tortue dont Charles savait déjà qu'il était préparé avec la chair de ces mêmes chéloniens dont les carapaces d'écaille, expédiées en Angleterre, devenaient coffrets précieux, boîtes à onguents, étuis à lunettes, peignes et montures de face-à-main.
Tandis qu'ils achevaient le dessert – une crème glacée aux fruits –, Murray, qui s'était attendu à trouver sur l'île des installations rustiques, une vie fruste, une nourriture grossière et non, dans tous les domaines domestiques, des raffinements comparables à ceux auxquels il était habitué, s'étonna que l'on l'on pût disposer de plus de glace sous les tropiques qu'à Londres.
– Simplement parce que cette glace vient, l'hiver, des lacs du Massachusetts, et que Soledad est plus près que l'Angleterre de cette source d'eau gelée. Je vais vous faire bénéficier d'une science récemment acquise, car le major Carver, devant qui je m'étonnais, comme vous, de l'abondance de glace et de desserts glacés sur notre île, m'a expliqué que c'est grâce à l'un des commerces variés auxquels se livre votre cher oncle Simon, révéla Charles.
– Le vieux fabrique et vend de la glace ? Ça alors !
– Il ne la fabrique pas, mais il l'importe, la transporte et la vend aux planteurs des Out Islands, ainsi que les gens de Nassau nomment les îles autres que New Providence, siège du gouvernement. Lord Simon en achète des tonnes à Frederick Tudor, de Boston, pour les Américains le roi de la glace. Très jeune – c'était en 1805 – cet homme d'affaires eut l'idée de briser et de ramasser la glace qui se formait, l'hiver, sur les étangs et lacs du Massachusetts. Il investit dix mille dollars et, le premier hiver, récolta cent trente tonnes de glace qu'il expédia par bateau dans les Caraïbes. Il s'assura bientôt le monopole de la collecte et de la vente des eaux gelées, construisit partout où il put des glacières, et fit fortune, expliqua Desteyrac, admiratif.
– La glace ne fond-elle pas pendant le transport à bord des bateaux et pendant les étés tropicaux ?
– Il existe des matériaux isolants, comme la sciure de bois, qui retardent la fonte. Et puis, maintenant, grâce à de nouvelles machines inventées par un certain Nathaniel Jarvis Wyeth, de Cambridge, la glace des lacs est lissée, puis découpée par des scies parallèles qui produisent des blocs réguliers. Carver m'a dit qu'il a vu arriver de la glace
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