Le Pont de Buena Vista
cette eau douce, suggéra Desteyrac.
– D'où leur équipement de scaphandrier, approuva l'officier sans trop de conviction.
La route épousait alors une ample courbe, entre la mer et le mont de la Chèvre, ce qui incita Desteyrac à interroger Mark Tilloy sur l'ermite dont la chapelle blanche, surmontée d'un minuscule clocher, se découpait sur le bleu pastel du ciel.
– Le major Carver m'a conseillé de rendre visite au desservant de cette église perchée.
– Un brave homme, ce père Paul Taval. Personne ne sait d'où il vient, mais tout le monde l'aime. C'est à la fois votre Bourdaloue et notre Sheridan, car il écrit sermons et comédies. Quelques vieilles femmes, descendantes d'Espagnols, montent là-haut le dimanche pour écouter les premiers, et les élèves de l'école du pasteur jouent les secondes à la distribution des prix. Il est servi par la meilleure cuisinière de l'île, d'où son teint vermillon et son embonpoint. Nous irons le voir et, comme vous êtes catholique, il vous donnera certainement sa bénédiction, dit Tilloy, enjoué.
– Ce papiste est à l'aise au milieu des protestants ? s'étonna Charles.
– Tout à fait, car à Soledad anglicans, presbytériens, catholiques romains, méthodistes, animistes et idolâtres font bon ménage. Lord Simon veille à ce que personne n'attise les rivalités religieuses. Tout prosélytisme est ici mal vu.
– Cornfield est anglican bon teint, j'imagine ?
– Et whig, plutôt par tradition que par conviction. Je le soupçonne d'être plus platonicien que protestant, et plus libéral que conservateur. Comme son ami Sydney Smith, mort en 1845, et dont il possède tous les sermons, notre lord estime que la religion doit s'occuper un peu de notre félicité dans le ciel, et beaucoup de notre bonheur sur la terre ! D'où son idée que la civilisation est le but de tout effort humain, et que seuls les aristocrates de souche anglaise, dépositaires du passé et garants de l'avenir, sont capables de conduire le peuple des besogneux vers le bonheur. C'est pourquoi vous le verrez, chaque matin, à cheval, parcourir champs et bois en vérifiant l'état des chemins. Il visite les fermes, suppute l'importance des futures récoltes de maïs ou de canne à sucre, se présente sans s'être annoncé, un jour dans tel village, le lendemain dans tel autre, afin de comparer la propreté et l'entretien des cottages en écoutant doléances et suggestions de leurs occupants.
– En somme, un autocrate paternel, résuma Charles avec malice.
– Plutôt un seigneur au sens médiéval, doublé d'un bâtisseur de notre temps, qui travaille sans cesse à développer et à perfectionner Soledad, conçue comme une entreprise capable de dispenser du bien-être à tous. N'est-ce pas, loin de l'égoïsme autocratique, une noble tâche, monsieur Desteyrac ?
– Noble tâche, en vérité, lieutenant, dut confesser, un peu penaud, le républicain.
C'est au pied du mont de la Chèvre que s'était développé, au cours des décennies, un village peuplé par les artisans et marchands au détail de l'île. On y trouvait menuisiers, forgerons, cordonniers, fabricants de bougies, maçons, peintres, épiciers, bouchers et, aussi, le faiseur d'habits recommandé par Timbo.
– Pouvons-nous faire halte chez le tailleur ? Je me sens tellement ridicule, dans cet accoutrement européen ! Vous pourrez peut-être me conseiller ? demanda Charles.
– Vous n'aurez pas autant de choix qu'à Savile Row, mais Fili-Fili Percy, descendant d'un marin anglais et d'une Indienne, est habile. C'est aussi mon habilleur, déclara Mark avant de donner l'ordre au cocher de les conduire à l'échoppe du tailleur.
Au-dessus de la porte brandillait, en guise d'enseigne, une grosse paire de ciseaux de bois. Desteyrac ne cacha pas son étonnement en découvrant, sur les rayonnages de la boutique, des pièces de tissu soigneusement empilées et étiquetées. L'artisan, un métis au teint clair, à cheveux blancs crépus, souriant et d'une politesse commerciale exagérée, proposa immédiatement l'ensemble de la garde-robe nécessaire à l'Européen en séjour dans les West Indies. Les mesures prises et les tissus choisis, le tailleur promit à Charles de livrer au plus vite deux costumes de toile blanche, un complet de shantung gris perle et l'habit noir, indispensable pour assister aux grands dîners que Cornfield donnait
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