Le Pont de Buena Vista

de l'eau variait au rythme des marées, qu'une sorte de fontaine intermittente siphonnant de l'eau salée.
     
    – Nos trous bleus sont plus qu'une curiosité hydraulique ; ce sont, Monsieur l'Ingénieur, des puits de légendes, dit Tilloy en riant tandis que la voiture repartait vers le nord de l'île.
     
    Ce soir-là, rentré chez lui, Desteyrac, goûtant la fraîche haleine de la nuit océane sur la galerie de la maison devenue sienne par l'éclosion des habitudes, se dit que la phase de son installation étant terminée, il allait devoir entreprendre le travail pour lequel on l'avait embauché. Après avoir parcouru l'île, s'être penché sur la sombre faille qu'il faudrait enjamber d'un pont, ayant entrevu la très singulière lady Lamia, après avoir ironisé, par bravade, sur le mystère des trous bleus, tout en ne sachant interpréter certains silences de Tilloy, il devinait maintenant que l'isolement insulaire cachait, derrière l'apparence formelle des choses et des êtres, des situations qu'il devrait encore découvrir.
     
    Voyant son maître pensif alors qu'il lui servait le verre de whisky commandé, Timbo, observateur intuitif, s'attarda un instant sur la galerie. Charles soupçonna que l'inimitable sourire de l'indigène traduisait une subtile moquerie.
     
    Le serviteur énonça alors :
     
    – « La pie''e, au fond de la me', ne sait pas que le soleil est chaud » : c'est un p'ove'be des A'awak.
     
    1 En 1854, les tribunaux donnèrent en partie raison à Howe, qui obtint de Singer 15 000 dollars de dommages et intérêts et perçut désormais une redevance de 25 dollars sur chaque machine vendue.
     
    2 Littéralement la fenêtre de verre. Cette arche naturelle, dont la seule image qui subsiste est le tableau peint par Winslow Homer en 1885, fut détruite par une lame en 1926. Un pont de béton la remplaça. Le nouveau pont ne résista que quelques années aux fureurs de l'océan et dut être reconstruit en 1960. Ce dernier subit de graves dommages lors de l'ouragan de 1992. De nos jours, le Guide de voyage Ulysse, édité à Montréal, conseille aux touristes « la plus grande prudence au moment de traverser le pont ou d'y prendre des photos ».
     

DEUXIÈME ÉPOQUE
     
    Sous le signe d'Apollon
     

1.
     
    À l'heure mauve qui marquait la fin de toute activité sur l'île, Charles se présenta chez Edward Carver. Il narra, sans rien omettre, sa découverte de l'île. Il avoua combien la faille entre Soledad et Buena Vista l'avait impressionné.
     
    – Jeter un pont sur ce cañon peut passer pour une gageure, dit-il.
     
    – C'est aussi l'opportunité, pour le jeune ingénieur que vous êtes, de faire montre de sa science, de son audace, de son talent. Plus tard, les visiteurs passant d'une île à l'autre diront : « Nous franchissons le pont Desteyrac », pronostiqua le major, toujours affable.
     
    – En attendant la reconnaissance de la postérité, il me faudra satisfaire lord Simon ! reprit Charles.
     
    – Satisfait, Cornfield ne sera pas le dernier à chanter vos mérites. Il vous recommandera et vous fera obtenir des chantiers aux États-Unis. Car les nouvelles lignes de chemin de fer, qui s'étirent à travers le continent et dont il est actionnaire, exigent des ponts pour franchir fleuves et rivières, avança Carver.
     
    – L'aventure ne me déplaît pas. Je relève ce défi et ceux à venir avec confiance, répondit Charles.
     
    Dès leur première rencontre, le major Carver avait déclaré qu'il détestait boire seul. Aussi offrait-il volontiers à ses visiteurs, suivant l'heure, jus d'ananas, eau de coco relevée de gin, ou verre de vieux porto. Pour les intimes – et Charles Desteyrac avait été admis spontanément dans ce cercle –, Poko confectionnait ce que les Américains nommaient cocktail, un mélange dans la composition duquel entraient, en proportions connues du seul sikh, rhum, liqueur de banane, alcool d'abricot et jus d'ananas. Cette boisson corsée portait le nom d'un oiseau de l'île : yellow bird .
     
    Dans cet univers insulaire, sans autres distractions que les promenades en mer, la pêche, la conversation, les dîners entre amis, la lecture et, épisodiquement, les danses nocturnes organisées par les Indiens au son des tambours en peau de chèvre, le rite de la réunion vespérale s'était installé comme à bord du Phoenix . Un soir, Charles osa aborder un sujet qui lui tenait à cœur. Dès son premier contact avec lord