Le Pont des soupirs
prenait la forme de l’épouvante.
*
* *
Trois heures avant que la lettre fût remise au doge, un homme était entré dans le palais de l’Arétin.
« Le seigneur Arétin est en voyage, dit le serviteur auquel s’adressa cet homme, et on ne sait quand il sera de retour.
– C’est bien, mon ami : allez dire à votre maître, que vous trouverez dans son cabinet de travail, que je viens de la part du Grand-Diable. »
Le valet regarda avec effarement celui qui parlait ainsi. Mais il obéit et quelques instants plus tard revint chercher l’inconnu qu’il conduisit aussitôt auprès de l’Arétin en lui prodiguant les marques de respect.
« Vous enfin ! s’écria Arétin en apercevant Roland. Je vous avoue par ma foi que je commençais à m’ennuyer.
– Nul ne s’est douté que vous étiez resté à Venise ?
– J’en réponds. La consigne était formelle. Vous avez dû vous en apercevoir.
– Vous n’êtes pas sorti une seule fois ?
– Ni jour ni nuit.
– Les gens de la maison ?
– Croient que je suis parti ; jusqu’à mes pauvres Arétines que j’entends parfois se désoler de l’absence de leur maître ! Seul le valet qui vous a reçu savait.
– C’est bien, maître Arétin. »
Roland s’assit, pensif.
« Oserai-je vous interroger ? fit Pierre.
– Faites.
– Vous avez vu Jean de Médicis ?
– Je l’ai vu.
– Vous lui avez parlé ?
– Je lui ai parlé.
– De ma mission ?
– De votre mission.
– Ah ! Ah !… Et qu’a-t-il dit ?… Qu’a-t-il fait ?… Et vous-même ?… Pardon, je me laisse emporter peut-être ?
– Nullement. Il n’y a rien de caché entre nous deux, et votre curiosité va être satisfaite… Vous voici justement devant votre table, vous allez écrire…
– A qui ?
– Au doge Foscari.
– Au doge ?
– Cela vous étonne ? Ne faut-il pas que vous rendiez un compte exact de votre ambassade ?
– Pourquoi n’irais-je pas le trouver ?
– Parce que vous êtes malade, couché dans votre lit, et qu’il vous est impossible de sortir.
– Je ne comprends pas, fit l’Arétin ébahi.
– Vous allez comprendre. Mais d’abord, pour vos gens, vous êtes rentré secrètement cette nuit. Tout à l’heure, vos larmes et vos lamentations vont les attirer.
– Mes larmes ! mes lamentations !
– Oui, Ecrivez. Bien entendu, je ne vous donne que les éléments essentiels de votre lettre. Vous la transcrirez ensuite en l’ornant de ces belles phrases que vous savez trouver. »
L’Arétin s’inclina, ne sachant s’il devait être flatté ou inquiet de ce compliment auquel Roland ne l’avait pas habitué.
« Je tiens seulement, reprit Roland, à ce que vous respectiez tout le passage qui sera relatif à l’homme qui a tiré sur le Grand-Diable et aux paroles d’agonie prononcées par Jean de Médicis. »
L’Arétin bondit.
Il devint très pâle.
« Que dites-vous ? balbutia-t-il.
– Je dis que Jean de Médicis a été tué.
– Jean de Médicis !… Tué !… J’entends mal, n’est-ce pas ?… Tué !…
– Par moi ! » dit tranquillement Roland.
L’Arétin fondit en larmes.
Roland vit que cette douleur était sincère et la porta à l’actif du poète. Il comprit quelle amitié véritable avait pu unir le soudard violent, sanguinaire, rué, l’escopette au poing, à la conquête du monde, et le faiseur de phébus et de pathos, poltron, mais rué, lui aussi, avec la même violence d’appétits, à la conquête des jouissances. Seulement l’escopette de l’Arétin était une plume.
Nous laissons à penser quelle était la plus redoutable de ces deux armes. L’Arétin pleura donc le Grand-Diable. Roland le regarda pleurer avec une sorte de pitié non exempte d’ironie.
Cependant, il n’est douleur si vraie qui ne s’apaise.
L’Arétin finit par essuyer sa barbe et ses yeux et murmura :
« J’attends que vous dictiez, maître. »
Roland se mit à dicter, tandis que l’Arétin prenait des notes en jetant parfois une sourde exclamation et en faisant une grimace de douleur.
« Je vois la scène comme si j’y étais ! dit-il, quand Roland eut terminé le récit de l’agonie dans le palais des ducs de Mantoue.
– Ecrivez-la donc comme si vous y aviez assisté vous-même en la complétant de détails qui vous seraient personnels. »
L’Arétin prit son front dans sa main gauche, tandis que de la droite il agitait sa plume.
Tout à coup
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