Le Pont des soupirs
il se mit à écrire.
Il écrivait tout d’un jet, consultant à peine les notes qu’il avait sous les yeux et dont tous les termes étaient dans sa mémoire. En moins d’une heure, la lettre se trouva terminée.
L’Arétin la relut à voix basse.
Il s’était levé.
D’un geste machinal il caressait sa barbe qu’il avait fort belle. Il accompagnait sa lecture de gestes arrondis, répéta par deux fois les périodes qui lui paraissaient les mieux venues, s’interrompant parfois pour se dire à lui-même :
« Parfait !… admirable !… »
A mesure qu’il lisait, sa voix s’enflait, il déclamait, la grimace de douleur s’évanouissait sur son visage, un sourire de satisfaction et d’heureuse vanité tendait sa bouche.
« Hein ! Que dites-vous de ce petit chef-d’œuvre ? s’écria-t-il, oubliant que les principaux épisodes de la lettre étaient textuellement pris sur les notes dictées par Roland.
– Je pense, dit celui-ci, qu’il faut l’expédier à l’instant au palais ducal, puis vous mettre au lit, parce que la douleur vous a rendu malade.
– C’est vrai, dit l’Arétin, j’oubliais ma douleur. »
Et il se reprit à pleurer.
A son appel, le valet de confiance qui avait introduit Roland se présenta.
L’Arétin lui remit la lettre en disant :
« Pour Mgr le doge… vite ! »
Le domestique disparu, l’Arétin, suivi de Roland, passa dans sa chambre à coucher et commença à se déshabiller, tout en poussant force soupirs.
« Il est très probable, dit Roland, que le doge va vous envoyer un exprès pour se renseigner.
– Croyez-vous ?
– A moins qu’il ne vienne lui-même.
– Diavolo ! Vous faites bien de me dire cela. Je vais me coucher dans la chambre d’honneur. »
Il se précipita dans une pièce voisine qui, en effet, était somptueusement meublée.
« Que faudra-t-il que je dise au doge ? demanda-t-il.
– Mais ce que vous dites dans votre lettre. Vous pouvez ajouter que la veille de la mort, plusieurs officiers ont vu arriver au camp un homme dont vous avez entendu parler.
– Qui ?
– Roland Candiano. »
On se rappelle que Roland ne s’était jamais révélé à l’Arétin.
« Ce Roland Candiano, continua-t-il, serait venu au camp, aurait été reçu dans la tente du Grand-Diable, et l’aurait provoqué à une sorte de duel à mort, sans qu’on sache les motifs de cette provocation. Voilà ce que vous direz au doge ou à son envoyé. Maintenant, comme il est possible que cette entrevue soit intéressante pour moi, je désire y assister sans être vu.
– Entrez là, dit l’Arétin en ouvrant une porte. Lorsque vous voudrez voir et entendre, vous n’aurez qu’à pousser ce guichet.
– Très bien. »
L’Arétin se mit au lit. Il n’y fut pas plutôt, que ses vociférations éclatèrent.
« Margherita ! Marietta ! Chiara ! Paolina ! Franceschina ! Angela ! Perina [6] !… Gueuses, coquines, me laisserez-vous mourir ! Sera-t-il dit que pas une ne sera là pour essuyer ma barbe ruisselante de larmes ou me faire une tisane ! Car la douleur fait mal au ventre, damnées mégères, dignes d’épouser Satanas ! Holà, friponnes ! Elles sont toutes dans un coin à user du miroir, à peigner leurs tignasses et à admirer leurs tétons. Attendez, guenons, attendez ! Si j’en avais la force, je viendrais vous peigner à coups de matraque, moi ! Et vous débarbouiller à grands soufflets, moi ! Arétines, assassines !… Chiara ! puisse la fièvre maligne t’enlever en deux heures ! Paolina, puisses-tu te rompre le cou en descendant mon escalier de marbre !… Marietta, que la foudre te consume ! Angela, que la gangrène te ronge les os ! Par la Madone, par le Christ, par le diable, par le ventre, par les tripes, par le… »
Essoufflé, l’Arétin lança un dernier et intraduisible juron, et s’affaissa sur ses oreillers de dentelle en murmurant : Je suis mort ! tandis que les sept ou huit servantes, accourues depuis quelques instants, et dès les premières vociférations, s’empressaient, caquetaient, se bousculaient à qui embrasserait la première maître Pierre Arétin, telle une nichée de pintades empressées autour du seigneur et maître de la basse-cour.
« Eh quoi, cher seigneur, vous pleurez ! s’écriait la Margherita.
– Oui, Pocofila [7] ! Va-t-en à la cuisine et travaille.
– Quelle douleur ! disait la Chiara. Je veux essuyer ses yeux avec mes cheveux
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