Le Pont des soupirs
noirs.
– Ah ! le pauvre cher !
– Que lui est-il arrivé ?…
– Quand est-il rentré ?
– Quoi, sans nous prévenir, le méchant !
– Silence ! tonitrua l’Arétin. Je suis rentré cette nuit, et j’étais si malheureux que j’ai eu peur de vous effrayer. J’ai perdu mon ami le plus cher, celui qui m’envoyait mille ducats régulièrement à chaque hiver pour que je n’eusse pas froid.
– Nous vous réchaufferons de notre amour, cher seigneur.
– Silence ! L’ami le plus tendre et le plus fidèle avec qui j’ai vidé je ne sais plus combien de flacons, un homme si bon, si brave, si loyal ! Ah ! J’en mourrai peut-être ! »
Il sanglotait. Toutes, autour de lui, le dorlotaient, l’une bordant les couvertures, l’autre arrangeant les oreillers, une autre lui présentant une tasse de tisane.
Un valet qui entra mit fin à cette scène en disant :
« Monseigneur le cardinal-évêque est là qui attend.
– Disparaissez toutes ! » dit l’Arétin.
Cet ordre fut exécuté avec promptitude et toute la nichée s’envola, effarouchée par l’arrivée du sinistre personnage qu’elles redoutaient.
Bembo entra.
Roland avait entendu le valet, et, avec un frémissement, avait poussé le judas invisible que lui avait signalé Pierre Arétin.
Il reconnut Bembo.
Ses lèvres pâlirent légèrement. Ce fut le seul indice de la colère qui se déchaîna en lui. Une foule de questions assaillirent son esprit. Que s’était-il passé ? Pourquoi Bembo, qu’il avait laissé enfermé au fond de la Grotte Noire, était-il à Venise, chez l’Arétin ?…
Cependant, Bembo s’était assis près du lit.
« J’étais au palais ducal tout à l’heure, dit-il ; le doge m’a prié de venir te demander quelques explications au sujet de ta lettre.
– Hélas ! fit l’Arétin d’une voix violente, tu vois, mon ami, j’en suis malade.
– Ainsi, c’est vrai ?
– Trop vrai !
– Tu as vu toi-même mourir le Grand-Diable ?
– Comment l’aurais-je écrit sans cela !
– C’est un terrible malheur…
– Pour moi, dit l’Arétin.
– Pour tous ! »
Bembo garda quelques instants un sombre silence. Ce qui l’épouvantait réellement, ce n’était pas que Jean de Médicis fût mort, mais que ce coup qui les frappait, lui et le doge, eût été porté par Roland Candiano.
« Voyons, dit-il, donne-moi des détails. »
L’Arétin se lança dans une brillante narration qui faisait honneur à son imagination ; il broda sur la lettre qui lui avait été dictée, et les détails que lui suggéra sa fécondité d’invention furent pathétiques au point qu’ils lui arrachèrent des larmes nouvelles.
Il fut dès lors bien évident aux yeux de Bembo que Pierre Arétin avait réellement assisté à la mort du Grand-Diable.
Il avait écouté ce récit avec un intérêt que l’Arétin prit pour une sorte d’hommage muet décerné à son talent littéraire.
Pourtant il ajouta :
« Ce n’était pas le récit de l’agonie que je te demandais, ta lettre est assez prolixe sur ce chapitre. Mais il y a dans tout cela deux ou trois points qu’il faut que j’éclaircisse.
– Précise ! dit l’Arétin.
– Procédons avec ordre : d’abord, as-tu échangé avec Jean de Médicis quelques paroles au sujet de ta mission ?
– Je n’en ai pas eu le temps.
– Ainsi, le Grand-Diable est mort sans savoir ce que tu venais faire à son camp ?
– Justement.
– Il en résulte que lui-même, avant de mourir, n’a pu parler à personne des intentions de Foscari ?
– J’en réponds.
– Bien, passons à une autre question, dit Bembo hésitant. Celui qui a tiré sur le Grand-Diable…
– Eh bien ?…
– C’est sans doute un soldat ennemi ?
– Nullement. J’ai écrit et je répète que le meurtrier était inconnu au camp et dans Governolo. Plusieurs ont dit que c’était le fils d’un doge.
– A-t-on prononcé un nom ? balbutia Bembo.
– Oui, quelques officiers m’ont assuré que le meurtrier ne pouvait être que l’homme reçu dans la nuit par Jean de Médicis et avec qui il avait eu une altercation violente.
– Le nom de cet homme ?
– Roland Candiano. »
Bembo tressaillit violemment comme s’il n’eût pas dû s’attendre à ce nom. Il se leva, et regarda autour de lui avec terreur. A ce moment, il se disait que Roland allait peut-être apparaître, le saisir, l’entraîner à nouveau dans sa formidable
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