Le Pont des soupirs
entra dans le cachot n° 17. Accoutumé à l’obscurité profonde qui régnait dans cette cellule, il chercha son prisonnier à la place où il se tenait d’habitude, c’est-à-dire sur la dalle qui lui servait de lit, et ne le vit pas.
Au même instant, son regard fut attiré par deux points lumineux qui brillaient dans l’angle le plus obscur du cachot : on eût dit les deux yeux de quelque bête sauvage. Puis, de ce même angle, s’éleva une sorte de grondement.
« Diable ! pensa le geôlier, le fou devient méchant ! »
Il bondit en arrière et referma la porte au moment même où le prisonnier s’élançait sur lui d’un élan terrible.
La tête de Roland heurta contre la porte, et il tomba sur les dalles. Mais il se releva aussitôt, ses mains cherchèrent les ferrures, ses doigts s’y incrustèrent, et de toutes ses forces décuplées il chercha à les secouer. Voyant qu’il ne pouvait rien contre la porte, Roland essaya d’atteindre au soupirail. Mais le soupirail était à la hauteur du plafond, et les bonds que fit le jeune homme étaient inutiles. Alors il se mit à tourner dans son cachot, se heurtant aux murs, se mordant les poings :
« Horrible ! C’est horrible ! horrible ! »
Car Roland
comprenait
maintenant ! Il comprenait qu’il était au fond des puits ! Il comprenait qu’il était dans cette infernale prison d’où jamais personne n’était ressorti vivant !
C’était horrible !… Car Roland avait recouvré la raison !
Peu à peu, les battements de son cœur et de ses tempes diminuèrent d’intensité, sa pensée tourbillonna avec moins de furie, il put penser, il put réfléchir… le malheureux !…
Et tout d’abord, il éprouva une stupéfaction lorsqu’il regarda ses mains. La lutte qu’il avait soutenue contre les lances des hommes bardés d’acier était présente à sa mémoire. D’après son compte, cela devait dater de quelques heures, de la veille peut-être. Il se souvenait que dans sa lutte, ses mains et ses bras coupés, tailladés en plus de vingt endroits, saignaient avec abondance. Or, en regardant ses mains, en examinant ses blessures, il vit qu’elles étaient cicatrisées !… Que s’était-il passé ?
Alors, la solution de l’effrayant problème lui apparut dans sa livide horreur. Il avait été fou !…
Cela avait duré des jours, des semaines, des mois peut-être !…
Et les détails, les preuves de ce long sommeil de son intelligence vinrent s’accumuler : ses cheveux très longs, sa barbe poussée, ses ongles démesurés, ses vêtements usés…
Le geôlier qui entra, non sans être armé d’un solide poignard, le vit immobile et grommela :
« Tiens ! il s’est calmé ! »
Il s’approcha de lui, le contempla quelques minutes :
« Hé ! l’ami !… » appela-t-il.
Roland ne répondit pas. Il n’entendit pas, ne vit pas le geôlier. Celui-ci finit par se retirer en secouant la tête.
« Pauvre diable ! murmura-t-il. Son accès de fureur n’a fait que l’abattre un peu plus. Il vaut mieux qu’il reste fou. »
Un mois se passa.
Dans cette période, Roland eut de nouveaux accès de fureur pendant lesquels il se ruait sur la porte, et, comme Samson, cherchait à ébranler les murailles. On entendait alors ses rugissements auxquels succédait tout à coup un profond silence.
Puis vint une période de profond abattement.
Un jour – il y avait six mois que Roland était enfermé – une idée soudaine l’éclaira d’un jour aveuglant et d’un espoir insensé.
C’est qu’on ne le conduisait pas devant le Conseil des Dix parce qu’on le croyait fou !… Mais s’il arrivait à persuader à ses geôliers qu’il avait toute sa raison ! Il faudrait bien alors qu’on l’entendît ! Et dès lors il était sauvé puisqu’il n’avait rien fait, sauvé puisque dans le Conseil même il comptait des amis dévoués comme Altieri…
Dès lors, il s’appliqua à parler au geôlier toutes les fois que celui-ci entrouvrait le guichet par lequel on lui passait son pain depuis ses accès de fureur. Si bien que le geôlier s’apprivoisa de nouveau et finit par entrer dans le cachot comme dans les premiers temps.
« Vous voilà bien tranquille à présent, lui dit-il un soir.
– Oui, oui, vous voyez, dit Roland.
– Aussi, vous allez être récompensé… vous allez recevoir les consolations de l’Eglise. Un digne homme de prêtre vous témoigne de l’intérêt et a obtenu
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