Le Pont des soupirs
d’effrayant dans le
secret.
Il est probable, d’ailleurs, que le gardien de Roland avait reçu de nouveaux ordres, car non seulement il n’entra plus jamais dans le cachot, mais encore il n’adressa plus la parole à son prisonnier à travers le guichet qui lui servait à lui passer la nourriture. Sans cesse en mouvement, dans son cachot, l’infortuné gardait une souplesse et une vigueur qui ne firent que s’accroître. Un phénomène en engendre un autre : les sens de Roland, qui eussent dû s’atrophier, s’exaspérèrent au contraire ; sa vue devint si aiguë qu’il distinguait les moindres objets dans l’obscurité profonde ; peu à peu, il avait fini par percevoir des bruits du dehors, et parfois le chant des barcarols arrivait jusqu’à lui, atténué, comme un écho de choses mortes.
Il put délimiter avec assez d’exactitude la position de son cachot.
Un jour, comme il tournait de ce pas souple qu’ont les fauves dans leurs cages, son pied heurta des débris de grès dans un coin. Il se rappela alors que, dans un de ses accès de fureur, il avait brisé la cruche. Le geôlier avait remplacé la cruche et avait laissé sur place les débris de l’ancienne.
Le débris auquel s’était heurté Roland le blessa au pied. Il alla s’asseoir sur son lit et étancha le sang avec un pan de sa couverture. Comme il était occupé ainsi, le son lointain d’un chant le frappa soudain. Il se mit à écouter avec cette sorte d’extase ravie où il se plongeait toutes les fois qu’un bruit du dehors venait jusqu’à lui.
« Oh ! sortir !… sortir de cet enfer !… »
Ces paroles, bégayées cent fois, faisaient bondir son cœur et bouillonner sa pensée.
Pour la première fois, l’idée de l’évasion se présenta à son esprit !…
S’évader !… Mais comment ?
Il était à trente pieds sous terre ; les murailles étaient formidables d’épaisseur ; la porte était en chêne toute bardée de fer ; derrière cette porte veillaient nuit et jour des geôliers.
Et soudain, il se rua vers les débris de cruche, les rassembla et les porta un à un sur son lit ; puis, sanglotant, il tomba sur ces morceaux de grès qu’il couvrit de son corps comme le plus précieux des trésors !
Car ces morceaux de grès, les uns aigus comme des poignards, les autres tranchants comme des couteaux, c’étaient les instruments de la délivrance entrevue !…
*
* *
Pendant trois mois, Roland chercha la voie qu’il pourrait suivre, combina des plans ; peu à peu, il était arrivé à déterminer exactement la place de sa cellule dans la prison.
Le plan auquel il finit par s’arrêter était simple et énorme : la muraille du côté du canal était assez épaisse pour contenir un puits ou mine intérieure.
Roland entreprit de creuser cette mine qui devait se diriger en montant et en obliquant vers la droite. Une fois qu’il serait arrivé au-dessus du niveau de l’eau, il n’aurait plus qu’à faire un trou et se laisser tomber dans le canal. Il avait calculé qu’il devait ainsi aboutir sous le Pont des Soupirs.
Ce fut le 12 décembre de l’an 1510 que Roland commença à attaquer la pierre dans l’angle nord de son cachot, c’est-à-dire plus de dix-huit mois après son arrestation.
Son seul instrument de travail était un morceau de la cruche cassée. Son procédé était d’une lenteur décourageante. Il grattait le ciment tout autour de la pierre et le recueillait miette à miette, puis le répandait sur le sol du cachot.
Il lui fallut quatre mois d’un travail de tous les instants pour dégager cette première pierre. Que de fois, pendant ce labeur acharné, lui arriva-t-il de s’arrêter, pris de désespoir. Puis, brusquement, par un de ces ressauts inexplicables de la pensée, l’espoir lui revenait et il se reprenait à travailler.
Lorsque enfin, de ses doigts ensanglantés, il put arracher le bloc de son alvéole, il demeura haletant, éperdu, pendant le reste de la journée.
Alors il poussa la pierre sous son lit et attaqua la suivante.
Le travail devenait plus facile.
La deuxième pierre arrachée, Roland se trouva en présence d’une couche de terre tassée, mêlée à des cailloutis et à du mortier.
Il commença alors à creuser en montant selon une ligne oblique qui, selon ses calculs, devait d’abord aboutir au lit du canal, puis à la surface de l’eau.
Bientôt il put se tenir debout dans sa mine, qu’il commença alors à diriger suivant
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