Le Pont des soupirs
violemment.
« Le doge et la dogaresse avaient un fils jeune, beau, fort, aimé, admiré. Et ce jeune homme aimait jusqu’à l’adoration une noble et pure enfant qui, de son côté, le considérait comme un dieu… Mais qu’avez-vous ?… Vous gémissez !…
– Continue ! fit Roland d’une voix rauque.
– Silence ! » s’exclama sourdement le prisonnier, qui se dressa et prêta l’oreille.
Roland fit un violent effort pour dominer les sentiments qui se déchaînaient en lui. Il écouta… On venait…
« Vite ! » dit le prisonnier qui, d’un bond, courut à la dalle et la souleva.
Roland s’enfonça dans le boyau en disant avec un singulier accent de menace :
« Je reviendrai ! »
A ce moment, la porte s’ouvrit.
Le prisonnier avait jeté sa couverture sur la dalle et s’était assis sur la couverture.
Une dizaine d’hommes entrèrent dans le cachot. L’un avait l’air d’un scribe ou héraut du tribunal et tenait à la main un papier. Derrière lui venait un hercule vêtu de rouge, qui portait sur son bras une étoffe noire. Les autres étaient des geôliers armés.
« Debout, et écoutez l’arrêt du suprême Conseil », dit le scribe.
Le prisonnier se leva. Le scribe se mit à lire rapidement son papier, en bredouillant et le prisonnier comprit qu’il était condamné à avoir la tête tranchée par le bourreau.
« Bon ! dit-il d’une voix sauvage. Et quand serai-je exécuté ?
– Demain matin !… Bourreau, commence ton office ! »
L’homme vêtu de rouge s’avança vers le condamné et lui jeta sur la tête l’étoffe noire qu’il portait sur le bras. C’était le sac dont on revêtait les condamnés à mort – la dernière toilette ! Sous ce sac, qui descendait jusqu’aux genoux, les mains du condamné étaient libres et l’étoffe assez mince pour qu’il pût se guider. On ne ligotait le condamné qu’au pied de l’échafaud en lui retirant le sac.
Les lèvres du prisonnier laissèrent tomber ce seul mot : « Mourir ! »
Le son de sa voix l’effara, l’épouvanta comme quelque chose d’inconnu et de terrible. L’instinct vital en révolte faisait courir sur sa chair les rapides frissons de l’horreur. Il grinça des dents et un atroce sanglot râla dans sa poitrine.
Le condamné s’était lentement avancé vers la porte qui venait de se refermer et tendait ses bras dans un geste de vague supplication.
Une main se posa sur son épaule.
Il eut une secousse violente et se retourna, hagard.
A travers l’étole du sac, il reconnut alors le prisonnier qui lui était apparu, sortant de dessous terre comme du fond d’une tombe.
Il retira le sac noir que le bourreau avait jeté sur lui et le jeta dans un coin.
« Vous voyez, dit-il avec un lamentable sourire, je vais mourir demain matin !
– Tu avais commencé à me conter une histoire, dit Roland sans répondre.
– C’est vrai ! c’est vrai !…
– Le père, n’est-ce pas, eut les yeux crevés ! La mère, n’est-ce pas, mourut de douleur ! Le fils fut jeté dans les puits ! La fiancée !… Ah !… Et la fiancée… dis ! parle !… que devint la fiancée ?…
– Oh ! bégaya l’homme épouvanté, on dirait que vous savez déjà cette lamentable histoire !… Qui êtes-vous ?…
– Tu le sauras !… Mais parle, réponds, qui es-tu toi-même ?…
– Je suis le bandit Scalabrino ! dit l’homme.
– Scalabrino ? fit Roland en fouillant dans ses souvenirs. Scalabrino ?… Et puis, qu’importe après tout !… Voyons, dis-moi la vérité ! Que t’avait fait, à toi, le doge Candiano, pour que tu aides les Dix à le frapper ? Que t’avait fait Silvia ? Que t’avait fait Léonore ?… Et, misérable, que t’avais-je fait ? Parle ! »
Au fur et à mesure qu’il parlait, le condamné le regardait avec stupéfaction d’abord, puis avec épouvante, puis avec désespoir.
« Oh ! je vous reconnais, maintenant ! Vous êtes mon seigneur Roland !… »
Pendant quelques minutes, les plaintes du bandit prosterné emplirent le cachot.
« Relève-toi, dit doucement Roland.
– Oh ! monseigneur ! gémit le condamné, j’entends à votre voix que vous me pardonnez encore !… Pourquoi êtes-vous si bon !… Pourquoi ne m’avez-vous pas tué sur le quai de l’île d’Olivolo, lorsque vous me teniez sous votre poignard !… »
Brusquement, la scène évoquée par Scalabrino passa sous les yeux de Roland. Il reconnut
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