Le Pont des soupirs
consolerez. »
Le prisonnier s’affaissa sur lui-même, enfouit sa tête dans ses deux mains et se prit à sangloter. Roland le considérait avec une sorte d’envie qui était quelque chose d’atroce.
« Allons, allons, reprit-il, prenez courage… Je suis bien venu à bout de creuser un souterrain à moi tout seul. A deux nous travaillerons mieux, et nous sortirons de cet enfer.
– Que dites-vous ? s’écria l’homme en palpitant.
– Je dis que si vous voulez m’aider, nous pouvons tous les deux conquérir la liberté.
– Comment cela ? »
Roland alla soulever la dalle qu’il avait laissé tomber.
« Voilà ce que j’ai fait ; regardez ! »
L’homme jeta un coup d’œil dans le sombre boyau, puis releva sur Roland un regard d’admiration.
« Comment avez-vous fait ?
– Avec les morceaux d’une cruche brisée, j’ai descellé deux blocs ; avec les cailloux que j’ai trouvés dans le mortier, j’ai gratté, creusé cette galerie. »
L’homme l’écoutait avec un inexprimable ravissement.
« Je me suis trompé, reprit Roland ; il n’y a qu’à recommencer.
– Recommencer ! Pour aboutir où ?
– Au canal !
– Impossible !…
– Impossible ! gronda Roland. Pourquoi donc ?
– Ecoutez, dit le prisonnier. Je ne suis ici que depuis peu de jours.
– Et où étiez-vous avant ?
– J’étais sous les plombs. Or, la lucarne de mon cachot donnait sur le canal. A force de travail, j’avais fini par écarter deux barreaux, en sorte que je pouvais passer ma tête, je voyais le Canal…
–
Eh bien ?
– Eh bien ! moi aussi, j’avais eu un moment l’idée de m’évader en me laissant tomber dans le canal au risque de me briser la tête ou de me rompre les os. Mais j’ai dû y renoncer…
– Pourquoi ? Pourquoi ?
– Parce que le canal est gardé !… En plein jour la surveillance est inutile : mais vous n’auriez pas plus tôt creusé un trou et perforé le mur que les gardes du palais s’en apercevraient, et que vous tomberiez sous les balles des arquebuses…
– Mais la nuit ! rugit Roland.
– La nuit, trois gondoles pleines d’hommes d’armes se promènent continuellement en rasant les murs de la prison ! Croyez-moi, quand on entre ici, on n’en sort plus jamais… »
Roland n’écoutait plus. Il était atterré. Il se voyait condamné à jamais. L’impossibilité de la fuite ne lui laissait plus d’espoir, et ce fut à cette minute solennelle qu’il adopta l’idée du suicide… l’évasion dans la mort !
Cependant le prisonnier reprenait d’une voix assombrie :
« D’ailleurs, en admettant que vous arriviez à vous sauver, vous, moi, je ne le pourrais pas !
– Pourquoi ?
– Parce que je vais être probablement condamné à mort… Mais la mort est encore préférable à l’éternelle réclusion… En ce moment, les juges délibèrent sur mon sort, et demain, tout à l’heure peut-être, on viendra me dire que le bourreau m’attend !
– Le bourreau ! s’exclama sourdement Roland.
– Oui ! le bourreau !… Il y a quinze jours, dans un accès de colère, j’ai frappé un geôlier. Il n’en est pas mort. Mais on a établi que j’avais voulu l’assassiner. Alors, on m’a transféré dans ce cachot en me disant que c’était celui des condamnés à mort !… »
Maintenant, l’homme s’était accroupi dans un coin de la cellule, et, la tête dans les deux mains, réfléchissait sans doute à cette mort si proche de lui.
Roland le contemplait.
« Courage ! dit-il. Peut-être vous laissera-t-on la vie.
– Non, non !… Cette fois
,
on me tuera !
– Vous dites : cette fois ?
– Oui… on m’a fait grâce de la vie lorsque je fus arrêté… Pourtant, j’étais condamné à mort, et ma tête était mise à prix… »
Malgré lui, Roland s’intéressait au récit du prisonnier.
« Vous dites qu’on vous fit grâce ? reprit-il.
– Oui… j’avais rendu un grand service, paraît-il, au Conseil des Dix… Un service !… oh ! quand j’y songe, je me suis dit bien souvent que ce service-là, c’est le plus grand crime de ma vie… Parce que, grâce à ce service, grâce à ce crime, une famille d’innocents fut frappée !
– Continuez ! dit Roland d’une voix concentrée.
– Sachez donc qu’il y avait alors une famille si heureuse que Venise en était comme éblouie. Le père, c’était le doge… »
Roland tressaillit
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