Le Pont des soupirs
la ligne oblique prévue. Au fur et à mesure qu’il laissait tomber un amas de terre en creusant au-dessus de sa tête, il lui fallait sortir du boyau formé par la place vide des deux blocs qu’il avait arrachés. Il enlevait alors les débris et les répandait, les émiettait en poussière sur le sol de son cachot dont le niveau se trouva peu à peu surélevé.
Dès qu’il entendait le moindre bruit derrière la porte, Roland simulait par des cris et des bonds désordonnés la folie furieuse. Il savait le moment exact où on lui glissait sa nourriture, et lorsque le geôlier entrouvrait le guichet, il percevait toujours la figure contractée et les yeux brillants de son prisonnier.
Au bout de trois ans, Roland était pour ainsi dire oublié. On entendait bien parfois ses hurlements ou ses lamentations, mais on n’y faisait plus attention.
Un jour, en déblayant au-dessus de lui, son silex rencontra un corps dur qui n’était ni de la terre tassée, ni du mortier… Il crut d’abord qu’il se heurtait à quelque grosse pierre, comme il en avait déjà rencontré quelques-unes, et continua à gratter. Plus il déblayait, plus la pierre semblait s’élargir… Après plusieurs heures, l’affreuse vérité lui apparut enfin très nettement : cette pierre, c’était une large dalle, et à côté de cette dalle, il y en avait d’autres. Le malheureux eut un soupir d’indicible désespoir : son boyau avait abouti au-dessous d’un autre cachot !
Pendant deux jours, Roland demeura en face de cette idée que le travail gigantesque accompli avec la patience d’un termite qui entreprendrait de percer le globe, serait inutile, que tout était à recommencer, que des années et des années encore, il lui faudrait creuser, incruster ses ongles dans la pierre, creuser, jusqu’à ce que ses mains lui refusassent tout service.
Puis, brusquement, l’irrésistible besoin lui vint de soulever cette dalle, d’entrer dans ce nouveau cachot, de voir une autre tombe !… Et puis, qui savait ?… Peut-être, de là, trouverait-il un chemin plus sûr vers la liberté, – vers la vie !
Il courut au boyau, se hissa jusqu’au sommet et se mit à desceller la dalle. De temps à autre, il s’arrêtait, arc-boutait ses épaules et essayait de la soulever.
A la douzième tentative, la dalle se souleva. Roland passa sa tête, et, du premier coup, ses yeux tombèrent sur un regard d’homme qui, effaré, se fixait sur lui ! Roland serrait dans ses dents un long silex pointu qu’il avait peu à peu taillé en forme de poignard. D’une épaule, il continua à soulever la dalle, et de la main droite il saisit son silex, résolu à tuer ou à être tué !…
D’un mouvement rapide, il se dégagea, et laissant retomber la dalle, se dressa en face de l’homme qui, hébété de stupéfaction, cloué sur place, le regardait sans un mot, sans un geste.
« Qui êtes-vous ? gronda Roland d’une voix rauque.
– Un prisonnier… »
Le visage de Roland s’adoucit aussitôt. Il regarda alors avec curiosité cet être humain qui était un prisonnier comme lui, peut-être un martyr comme lui. Et il observa qu’il était, lui aussi, à peine vêtu de loques.
« Depuis quand êtes-vous ici ? reprit-il.
– Je ne sais pas… je ne sais plus ! » dit l’homme d’une voix sombre, douce et rauque.
Roland tendit sa main d’un mouvement de sympathie et presque de joie.
L’homme se recula, effarouché.
« Savez-vous qui je suis ? fit-il d’une voix sauvage. Il paraît que je suis un grand criminel qui fait horreur à l’humanité. J’ai volé, j’ai tué, j’ai commis bien des forfaits. Quand j’habitais la terre, tout le monde avait horreur de, moi. On me redoutait, on me fuyait. Ici, les geôliers eux-mêmes me considèrent comme un tigre. Vous, vous avez peut-être quelqu’un qui pleure. Moi, je n’ai ni père, ni mère, ni frère, aucune famille, pas d’amis, – rien, rien au monde. Et la main que voici est encore rouge de mon dernier forfait. Touchez-la, si vous osez ! »
Violemment, d’un geste farouche, le prisonnier tendit alors sa main tremblante. Roland la saisit et la serra convulsivement.
« Comme ça, reprit celui-ci timidement, vous n’avez pas horreur de moi ?…
– Non ! dit Roland.
– Cependant, il paraît que je suis un fameux scélérat…
– Vous êtes un pauvre prisonnier comme moi. Je vous consolerai. Vous, par votre seule présence, vous me
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