Le Pont des soupirs
confie mon père. Cet homme à qui on a crevé les yeux devant moi, qui a vécu six ans de mendicité, dont le désespoir a tué la raison, cet homme c’est mon père… et je te le confie… à toi, Juana, parce que tu es le seul être en ce monde à qui je voudrais confier ce trésor qui porte en lui tout mon amour et toute ma haine. Me comprends-tu, Juana ?
– Par la mémoire sacrée de celle qui m’appela sa fille, à chaque instant de jour et de nuit, je veillerai sur lui, et moi vivante, il ne lui arrivera plus de pleurer, sinon de joie ! »
Cette dernière nuit, Roland la passa près de son père.
Au point du jour, il sortit de la chambre de son père, fit ses adieux à Juana, rentra à l’auberge, se jeta sur un lit et dormit trois heures d’un sommeil pesant. Puis il monta à cheval avec Scalabrino et reprit la route de Trévise.
Comme à son premier passage, il traversa Trévise et marcha dans la direction de la Piave. Seulement, au moment où le village de Nervesa fut en vue, il se jeta à gauche sur un chemin de traverse, s’enfonça dans une forêt de pins et commença à monter les flancs de la montagne.
« Reconnais-tu cette route ? demanda Roland, au moment où il sortait de la forêt.
– Oui, monseigneur, j’y suis venu jadis.
– Où conduit-elle ?…
– Aux gorges de la Piave, monseigneur. »
Roland mit pied à terre et invita Scalabrino à en faire autant. Les deux chevaux furent attachés au tronc d’un pin. Alors, Roland s’assit sur le revers du sentier. Scalabrino regardait autour de lui, prêtait l’oreille, donnait des signes manifestes d’une inquiétude grandissante. Enfin, il n’y put tenir et s’écria :
« Tenez, maître, si vous m’en croyez, rebroussons chemin.
– Et pourquoi donc ? J’ai envie de voir les gorges de la Piave.
– Les gorges de la Piave ! fit Scalabrino en tressaillant.
– Mais oui, j’en ai fort entendu parler ; et l’autre jour, même, le seigneur à qui j’ai acheté ces deux chevaux me disait qu’il les voulait visiter. On dit que le site est d’une beauté grandiose.
– Je ne sais pas si les gorges sont belles, mais toujours est-il qu’elles sont dangereuses.
– Raconte-moi donc ce que j’ai à craindre… Tu m’as l’air de très bien connaître ce pays, et je m’en rapporte à toi du soin de m’instruire…
– Monseigneur, ce que vous devez redouter, ce sont mes anciens amis, dit Scalabrino à voix basse.
– Oui, tu étais un bandit… Pourquoi baisses-tu la tête ? Le métier que tu faisais était tout aussi honorable que celui de doge ou de grand inquisiteur. Crois-moi, Scalabrino, ce n’est pas dans les gorges de la Piave qu’on trouve les plus redoutables bandits. Continue ton récit, dit-il doucement.
– Je vous disais, monseigneur, reprit l’ancien bandit, que j’étais le chef d’une bande qui opérait dans ce vaste triangle dont la base va de Trévise à Padoue, et dont le sommet est à Venise. C’est là, dans les gorges de cette montagne, que nous avions établi notre quartier général…
– Ah ! çà, mais tu étais un véritable chef d’armée.
– Comme vous dites, monseigneur ; c’était une véritable armée qui comprenait près de mille hommes. Moi, je n’étais que chef de bande, c’est-à-dire que je commandais à une cinquantaine d’hommes.
– Il y avait donc un chef général pour guider toutes les bandes pareilles à la tienne ?
– Non, monseigneur ; mais nous nous prêtions mutuellement aide et assistance. Nous partagions les prises ; les marins qui nous transportaient, soit, à l’aller, soit au retour, avaient leur part. Bref, nous vivions en bonne intelligence.
– Et ta bande se cachait dans les gorges de la Piave ?
– Elle ne s’y cachait pas, monseigneur. Nous y avions notre antre de rendez-vous, voilà tout. A part cela, chacun vivait dans sa ville. A Venise, nous étions une quinzaine.
– Eh bien, mais dans tout cela, je ne vois pas ce que je puis avoir à redouter, moi, en visitant les gorges…
– Je vous dirai donc qu’il y avait dans ma bande un homme que nous appelions Sandrigo, parce qu’il était né dans le village qui porte ce nom. Il était brave, audacieux et presque aussi fort que moi. Nous vivions en bons termes, bien que parfois il me semblât deviner en lui une sorte d’impatience de ne pas être le chef. Or, un jour, il m’arriva une chose extraordinaire. Ces événements remontent à treize ans
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