Le Pont des soupirs
l’hôtellerie – frappa, et sur une réponse faite de l’intérieur par une voix tonitruante, il entra, suivi de Roland.
« Illustre Seigneurie, dit-il en se courbant, voici justement quelqu’un qui désire acheter des chevaux.
– Eh ! maraud ! répondit l’homme, ne pouvais-tu t’adresser à l’un de mes secrétaires ?…
– J’ai cru bien faire, monseigneur, balbutia l’hôte.
– C’est bien, va-t-en. Monsieur, ajouta l’homme en s’adressant à Roland, tandis que l’hôtelier disparaissait, veuillez pardonner à ma juste colère… Car n’est-ce pas un crime de déranger un homme tel que moi, à l’instant même où il va avoir un tête-à-tête avec Bacchus et Vénus !… S’il vous plaît nous tenir compagnie…
– Excusez-moi, monsieur, dit Roland, je suis assez pressé. Dites-moi simplement s’il vous convient de me vendre deux de vos chevaux, et le prix que vous en désirez.
– Le prix ! le prix ! maugréa l’inconnu. C’est à voir ! Car, malgré les apparences, je tire le diable par la queue, moi ! »
Ce disant, il s’installa devant une table qui, malgré l’heure matinale, était déjà chargée de tous les éléments d’un plantureux déjeuner. Près de lui prirent place deux jeunes femmes qui avaient toute l’apparence de courtisanes.
« Monsieur, reprit l’inconnu, tout compte fait, je vous vendrai mes deux meilleurs chevaux. Neptune et Pluton. Bref, je vais honorer de ma présence l’illustre Venise à qui cette dernière illustration manquait. J’y suis appelé par mon digne ami Bembo et par d’autres seigneuries notables, entre autres le grand, le magnifique et sublime Foscari lui-même, qui n’est autre que le doge de Venise. »
Roland tressaillit. Mais il ne fit pas un geste. Le bavard inconnu, étonné de n’avoir pas produit plus d’effet, se renversa dans son fauteuil et, décidé à écraser son interlocuteur, il ajouta :
« Monsieur, je m’aperçois que nous ne nous sommes pas dit qui nous sommes. Pour réparer cet oubli, je vous annoncerai donc que je m’appelle Pierre Arétin… »
L’homme attendit en dévisageant Roland.
« Monsieur, je suis un passant qui désire acheter deux chevaux. Vous convient-il de me vendre les vôtres ?
– Je vous vends Neptune et Pluton. Mais c’est la première fois qu’il m’arrive de voir un mortel accueillir avec indifférence le nom à jamais fameux de Pierre Arétin !… Peut-être êtes-vous étranger ?
– Je le suis.
– Tout s’explique ! Mais ma renommée a franchi les bornes de l’Italie. Il faut que vous veniez de bien loin ?…
– De très loin.
– S’il en est ainsi, votre ignorance est excusable. Mais puisque vous êtes pressé, je vous déclare que je vous céderai Neptune et Pluton pour cinquante ducats. »
Roland tira les cinquante pièces d’or de sa bourse et les plaça sur la table devant celui qui s’était appelé Pierre Arétin.
Puis, ayant salué d’un léger signe de tête, il se retira. Comme il allait atteindre la porte, Roland se retourna à demi :
« Vous dites que vous êtes l’ami du doge Foscari ? dit-il.
– Certes ! Et des plus illustres seigneurs de Venise…
– L’évêque Bembo, par exemple ?
– Oui-da. Et si vous avez besoin d’une recommandation venez hardiment me trouver à Venise. Je serais content de vous être utile, car vous avez une façon de payer sans marchander qui m’a fort touché. »
Cette fois, Roland disparut.
Un quart d’heure plus tard, Roland et Scalabrino prenaient la route de Trévise. Il se trouva que Neptune et Pluton étaient, en effet, deux bêtes solides. Vers deux heures de l’après-midi, ils entraient dans Trévise où Scalabrino et les deux chevaux mangèrent de bon appétit et où Roland but un verre de vin.
Puis ils se remirent en route, vers le Nord. Comme le soleil se couchait à l’horizon, ils arrivèrent en vue d’un village.
« Reconnais-tu ce village ? demanda Roland.
– Oui, monseigneur ; j’y suis venu autrefois.
– Ah ! Et comment s’appelle-t-il ?
– Nervesa.
– Nervesa ! » exclama sourdement Roland.
Il arrêta net son cheval et ses yeux flamboyants se fixèrent sur une agglomération de maisons basses, placées au pied d’un monticule au bas duquel coulait l’eau rapide d’un fleuve. Scalabrino, étonné, respectait le silence de celui qu’il appelait son maître. Enfin, Roland mit pied à terre, et indiquant d’un geste à
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