Le Pont des soupirs
les bandits étaient domptés.
Scalabrino les connaissait ; il cessa dès lors de s’occuper d’eux. Sandrigo suspendu au-dessus du précipice cria : grâce !
Roland le ramena, le déposa à terre et lui dit :
« Délie le prisonnier ! »
Sandrigo jeta autour de lui un regard sanglant. Un instant, il essaya de tenir tête à Roland et le fixa, les yeux dans les yeux… Puis, dompté encore, vaincu, il délia le prisonnier qui se précipita vers son sauveur. Roland l’arrêta d’un geste.
« Monsieur, dit-il, nous avons à causer. Veuillez entrer dans cette grotte, s’il vous plaît, et m’y attendre quelques minutes. »
Roland se tourna vers les bandits :
« Vous avez vu ce que je puis faire. Quels sont ceux de vous qui me veulent pour chef ?…
– Tous ! Tous !
– Quels sont ceux de vous qui en ont assez de l’existence précaire et misérable que vous menez ? Quels sont ceux qui, avec moi, veulent accomplir de grandes choses ?
– Tous ! Tous !
– C’est bien. Je vous donne rendez-vous ici à minuit. Dispersez-vous. Amenez ceux de vos compagnons qui sont absents. Dites-leur qu’un homme est venu qui veut les mener à la conquête des grandes richesses, et faire un grand seigneur de chacun des pauvres hères que vous êtes. Allez, et soyez ici à minuit. »
Les bandits, enthousiasmés, poussèrent un vivat, puis se dispersèrent dans la montagne.
Sandrigo avait voulu s’éloigner aussi.
Mais sur un signe de Roland, Scalabrino lui mit la main à l’épaule et lui dit :
« Reste. Le maître veut te parler. »
A ce mot de maître, Sandrigo releva la tête ; puis, se dégageant brusquement, il se rua vers le précipice dans lequel il disparut.
Scalabrino, d’abord stupéfait, se pencha et vit son ennemi qui, avec une audace et une agilité extraordinaires, descendait dans l’abîme en s’accrochant aux aspérités et aux touffes d’arbustes.
« Oh ! avoir une bonne arquebuse dans les mains ! » murmura Scalabrino.
Un éclat de rire monta jusqu’à lui, et la silhouette confuse de Sandrigo s’évanouit.
« Voilà qui ne me dit rien de bon », dit Scalabrino.
Roland semblait n’avoir pas vu ce qui venait de se passer. La tête penchée, les bras croisés, il méditait. Bientôt il se reprit et pénétra dans la grotte où Scalabrino alluma une torche.
Le prisonnier, en apercevant Roland, poussa un cri de surprise :
« Mais je ne me trompe pas ! C’est bien vous, seigneur étranger, que j’ai vu il y a quelques jours à Mestre, et à qui je vendis mes deux meilleurs chevaux ? »
Roland fit un signe de tête affirmatif.
« Ah ! reprit l’Arétin, funeste idée que j’ai eue de visiter les gorges de la Piave ! Mon bagage est pillé, mes secrétaires se sont enfuis, et moi-même j’ai failli périr… Heureusement, vous êtes intervenu, pareil aux paladins de jadis…
– Ainsi, dit Roland, vous pensez que je vais vous relâcher ?
– Ne serait-ce pas là votre intention ? Que me voulez-vous donc ?
– Je veux, dit Roland en appuyant sur les mots, vous proposer un traité d’alliance. »
Le prisonnier releva vivement la tête. Roland poursuivit :
« Je crois deviner en vous quelque chose, de mieux et de plus terrible que votre aspect premier ne laisse supposer. Me suis-je trompé ? Sur ce front bas et têtu, sur ces sourcils mobiles, sur cette mâchoire de carnassier, sur cette tête de loup enfin, je lis les formidables appétits de jouissances qui se déchaînent en vous. Maître Pierre Arétin, si vous êtes seulement un poète ou un faiseur de vers – à votre choix – si vous êtes l’homme que vous dites, partez, vous êtes libre. Mais si vous êtes celui que je crois deviner, si vous êtes vraiment le loup qui se rue sur le monde, restez, nous causerons. Maintenant, Pierre Arétin, répondez : partez-vous ? Restez-vous ? »
Pierre Arétin répondit :
« Je reste. »
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Chapitre 16 PIERRE ARETIN
D ans la Grotte Noire, aux sombres lueurs de la torche qu’avait allumée Scalabrino, la silhouette de Pierre Arétin se détachait en vigueur. Sa physionomie était celle d’un audacieux aventurier qui s’est rendu compte une fois pour toutes que le monde appartient à ceux qui savent jouer des coudes.
Roland l’examinait avec une attention profonde.
« Monsieur, dit Pierre Arétin abandonnant ce langage maniéré qu’il affectait d’habitude, je vous estime pour avoir compris qu’il y a en moi
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