Le Pont des soupirs
Scalabrino qu’il devait l’attendre à cet endroit, s’avança à pied vers le village.
Devant la première maison, assise sur un banc de pierre, une vieille femme filait sa quenouille. Roland la vit et se dirigea vers elle, puis, brusquement, s’arrêta et passa sa main sur son front.
« J’ai cherché ma mère… et ma mère est morte d’horreur… J’ai cherché ma fiancée, et ma fiancée s’était donnée au plus lâche de ceux qui m’avaient condamné… Que vais-je apprendre, maintenant que je cherche mon père ? »
A ce moment, un bruit confus de cris aigres, comme une clameur d’enfants qui jouent, se fit entendre. Des chiens aboyèrent. Roland entendit des éclats de rire enfantins.
« Qu’est-ce que cela ? » gronda-t-il en frissonnant.
Tout à coup, d’une ruelle latérale, à cinquante pas de lui, déboucha sur la grande route une bande joyeuse qui scandait une façon de ritournelle enfantine, parmi des cris et de grands rires clairs. La bande entourait quelque chose ou quelqu’un qui devait marcher lentement et que Roland ne distinguait pas bien. Le cœur défaillant, il s’avança à grands pas et Roland aperçut un vieillard à longue barbe blanche, mal vêtu, maigre, qui marchait courbé, sur un bâton ; le vieillard venait de faire un geste de menace… ou de supplication… de là, les cris plus joyeux et les rires plus féroces… Un enfant ramassa une pierre et la jeta au vieux qui, de ses mains tremblantes, essuya son visage ensanglanté… Sa pierre jetée, l’enfant se sentit saisi, soulevé en l’air par deux mains qui s’incrustaient dans ses bras. Une seconde Roland balança l’enfant au-dessus de sa tête comme pour le broyer contre le mur d’une maison proche.
Comment ne tua-t-il pas le misérable gamin ?
Brusquement, il déposa sur le sol l’enfant blême de terreur, et livide lui-même, il dit doucement :
« Va, mon enfant, dépêche-toi, sauve-toi, dans une seconde je ne serai plus maître de moi… Va… »
En deux secondes, il n’y eut plus sur la grande route que le vieillard qui s’essuyait le visage, et Roland qui le regardait haletant, éperdu.
A ce moment, un homme s’approcha de lui et lui dit :
« Est-ce que, par hasard, vous connaissez
le Fou ?
–
Quel fou ? » rugit Roland, hagard.
L’homme, du doigt, lui montra le vieillard, le doge Candiano… son père ! Roland tomba évanoui dans la poussière de la route.
*
* *
Lorsque Roland revint à lui, quelques minutes plus tard, il vit qu’on l’avait transporté dans une maison, et qu’il était assis dans un fauteuil. Devant lui, l’homme qui lui avait parlé sur la route le regardait avec étonnement.
« Monsieur, dit l’homme, je suis le magistrat de ce village, et, voyant que vous vous intéressiez à l’aveugle, je l’ai fait entrer chez moi…
– Monsieur, êtes-vous un homme ?… Avez-vous dans le cœur un peu de pitié ?… Si oui… laissez-moi seul avec… lui !… »
Le magistrat eut un geste vague, s’inclina, et sortit.
Roland, alors, fit un violent effort et s’avança vers le vieillard.
« Mon père ! » appela-t-il à voix basse.
L’aveugle fit un mouvement comme pour mieux écouter, mais son visage demeura fermé.
« Mon père ! répéta Roland.
– Ces enfants, dit le vieillard, sont bien méchants. Je ne puis donc sortir respirer un peu sans risquer d’être frappé ?…
– Mon père ! répéta Roland d’une voix brisée.
– Il n’y a plus de justice en ce monde, prononça le vieillard.
– Il y a une justice, puisque je suis là !… Mon père… écoutez… votre fils… Roland ! Ce nom ne vous dit-il rien ? Roland !
– Je n’ai pas de fils… Je n’ai jamais eu d’enfants… »
Roland tomba à genoux.
« Mon père, ô mon père, vous ne reconnaissez pas ma voix !
– Votre voix ! Qui êtes-vous donc ?…
– Je suis ton fils… Roland… Ecoute-moi, père, écoute ma voix…
– Je n’ai jamais eu de fils, dit le vieux Candiano.
– Vous êtes bon, monsieur… qui que vous soyez, je vous bénis… vous me caressez… vous essuyez mon visage… Jamais personne ne m’a caressé… oui, vous devez être bon… »
Roland s’était relevé.
Il avait entouré de ses bras la tête blanche du vieillard, et maintenant il lui parlait d’une voix douce et plaintive, il lui racontait ses longues tortures et la trahison de Léonore, il laissait déborder son cœur avec ses larmes,
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