Le Pont des soupirs
comme si son père l’eût compris, comme s’il en eût attendu une consolation.
Cette douleur parut se tarir presque soudainement.
Les traits de Roland se figèrent. Il redevint cette statue de marbre qui avait effrayé Juana et Scalabrino.
Alors, il alla ouvrir la porte par laquelle avait disparu le magistrat, et il l’appela.
« Monsieur, dit-il, de cette voix rauque et brève qui était maintenant sa voix ordinaire, monsieur, je vais emmener avec moi… ce… vieillard. Y voyez-vous un obstacle ?
– Aucun, répondit le magistrat après une légère hésitation. Mais, sans doute, vous avez le droit de faire ce que vous voulez faire ?… Et vous pouvez m’en donner la preuve ?…
– Monsieur, je ne puis vous en donner aucune preuve, dit Roland avec une irritation contenue. Mais je vous affirme que j’ai le droit de l’emmener, et cette affirmation vous suffira…
– Faites ce que vous voudrez ! s’écria le magistrat. Après tout, nous ne connaissons pas cet homme !
– Bien ! fit Roland. Maintenant, dites-moi comment a vécu pendant six ans l’hôte qu’une catastrophe déposait à la porte de votre village et confiait à votre humanité.
– De la charité publique », monsieur, répondit le magistrat de ce ton de suffisance et de politesse féroce avec lequel tous les magistrats de la création ont toujours émis leurs énormités.
Un rugissement souleva la poitrine de Roland.
Il alla à son père et lui prit la main.
« Voulez-vous venir avec moi ? demanda-t-il avec une telle douceur que, pour la première fois, le magistrat s’avisa que cet inconnu avait dû beaucoup souffrir.
– Partons ! partons tout de suite… »
Roland passa son bras sous le bras du vieillard.
« Appuyez-vous, dit-il, je suis fort… »
Il sortit de la maison, doucement, au petit pas.
Devant la maison, une vingtaine de paysans et de commères, mis en éveil par les récits des gamins, faisaient demi-cercle.
Roland apparut, soutenant l’aveugle… le Fou.
Il ne les vit pas, tout attentif à guider son père. Ils s’écartèrent en silence, et devinant que quelque chose de très grand passait devant eux, ils demeurèrent sur place, étonnés et frissonnants.
Lorsque Roland arriva à l’endroit où il avait laissé Scalabrino, il faisait nuit. Roland défit son manteau et en couvrit les épaules de son père. Puis, non sans peine, il le hissa sur son cheval et l’assujettit sur la selle. Puis il dit :
« En route ! »
Alors Roland, à pied, la main sur la bride du cheval, penché en avant, s’enfonça dans la nuit et dans le vent.
*
* *
A Trévise, Roland dit quelques mots à Scalabrino qui s’éloigna rapidement dans la direction de Mestre et de Venise. Quant à lui, il s’arrêta dans une auberge de modeste apparence, acheta des vêtements pour remplacer les haillons que portait son père, commanda un repas substantiel et servit lui-même le vieillard à table. Après le repas, le vieux Candiano s’endormit de cet air heureux et confiant des enfants qui s’endorment sous la protection de la mère éveillée. Roland le laissa dormir jusque dans l’après-midi ; puis, pour quelques pièces d’argent, acheta une petite carriole à laquelle il attela son cheval. Dans le fond de la carriole, il plaça la selle. Sur le banc, il fit asseoir son père, s’assit lui-même auprès de lui, et prit la route de Mestre. Il y arriva fort tard dans la nuit et descendit dans une pauvre auberge, située en face du
Soleil d’Argent.
Trois jours s’écoulèrent. Pendant ces trois jours, Roland ne quitta pas une minute le vieux Candiano.
Le soir du troisième jour, un homme et une femme arrivèrent dans l’auberge. C’étaient Scalabrino et Juana. Alors Roland sortit et erra par la ville. Dans un faubourg, presque au bout de la petite cité, il trouva une petite maison, entourée d’un jardin, qui était à louer.
Il fit aussitôt marché et paya six mois d’avance. Puis il alla chercher son père et Juana et les conduisit dans la maison qu’il venait de louer. Scalabrino, lui, était resté à l’auberge.
« Juana, dit Roland, reconnais-tu cet homme ? »
Juana secoua la tête.
« C’est mon père, dit simplement Roland.
– Monseigneur Candiano, doge de Venise ! murmura-t-elle.
– Non, Juana ! Candiano l’aveugle ! Candiano le fou ! Candiano le proscrit ! Candiano le père de Roland le bandit, qui vient de s’évader des puits de Venise. Juana, je te
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