Le prince des ténèbres

Rien d’autre ?
    — Il affirmait également, m’a-t-elle raconté, qu’un jeune homme bien mis était passé aussi par le village à la même époque, marchant à côté de sa monture devant la taverne, mais qu’il avait quitté Woodstock juste après le départ de la jeune femme et de l’adolescent.
    — As-tu appris autre chose ? demanda Corbett d’un ton sec. Une description, des détails supplémentaires ?
    — Messire, je l’ai fait répéter maintes et maintes fois ! dit Ranulf en haussant les épaules. C’était toujours le même récit, de vagues aperçus, c’est tout.
    Il lut la perplexité sur les traits de Corbett.
    — Messire, revenons à la mort de Lady Aliénor. Si le meurtrier n’est pas quelqu’un de Godstowe et qu’aucun intrus n’a été repéré, peut-être y a-t-il une troisième possibilité ?
    — Laquelle ?
    — Un tueur à gages qui aurait franchi l’enceinte et tué la dame sans se faire voir.
    Corbett se renversa sur le banc et fixa les poutres noires de fumée. Ranulf avait raison. Si toutes les religieuses étaient à complies, si personne n’avait été vu franchissant le mur, alors la seule conclusion logique était celle d’un assassinat ourdi de longue date. Était-ce là le fait de Montfort, qui aurait tué pour embarrasser la couronne anglaise ? Ou était-ce un sicaire envoyé par le roi, ou son fils, ou Gaveston ou même les Français ?
    Ranulf toussa.
    — Bien sûr, il y a encore une autre explication.
    — Laquelle ?
    — Dame Amelia aurait menti. Elle aurait pu rejoindre Lady Aliénor, l’assassiner, puis transporter le corps au bas de l’escalier.
    Corbett hocha la tête. La théorie de Ranulf se tenait. Lady Aliénor aurait ouvert à la prieure.
    — Ou, reprit Ranulf avec une grimace, peut-être que les soeurs âgées, Dame Élisabeth et Dame Martha, sont moins innocentes que vous ne le pensez ! Et on pourrait en dire autant des deux sous-prieures.
    Corbett sourit. Ranulf avait raison. Trop de suspects, pas assez de réponses ! Le clerc laissa la conversation suivre un autre cours. Ranulf taquina Maltote sur sa vie amoureuse, tandis que Corbett commandait le dîner : des capons rôtis farcis d’herbes aromatiques, un civet de lièvre et un plat de poireaux et d’oignons parfumés à l’ail et au thym. Ils en étaient à la moitié du repas lorsque l’aubergiste apparut soudain dans la salle en criant :
    — Messire Corbett ! Y a-t-il un Hugh Corbett ici ?
    Le brouhaha cessa un instant. Les paysans éméchés qui discutaient du prix du blé dans un coin, les deux catins qui s’insultaient copieusement au-dessus d’un tonneau renversé, les jeunes damoiseaux vêtus d’atours flamboyants en soie précieuse qui festoyaient bruyamment avant leur escapade nocturne, tous se turent. Corbett se leva et fit signe au tavernier. Celui-ci s’approcha.
    — Il y a un mioche dehors qui a un message pour vous.
    — De la part de qui ?
    L’aubergiste se moucha d’un revers de main.
    — Par saint Paul, je suis aubergiste, pas messager ! Il m’a dit simplement qu’il avait une missive à vous remettre en main propre.
    — Alors faites-le venir !
    — Il n’ose pas !
    Le tavernier se retourna et cracha dans la jonchée sale.
    — Pour l’amour du ciel, il est juste devant la porte !
    Avec un haussement d’épaules, Corbett demanda à ses compagnons d’écarter les mouches de sa nourriture et sortit de l’auberge. Il aperçut, dans la faible lueur du crépuscule, le gamin qui lui tournait le dos et regardait la rue plongée dans l’ombre.
    — De quoi s’agit-il, mon garçon ?
    L’enfant se retourna. Corbett ne pouvait distinguer ses traits à cause du capuchon rabattu, mais il vit la vessie de porc à ses pieds, ressemblant à s’y méprendre à celle des deux gamins d’Holborn, et il fit un bond en arrière. La longue dague fine effleura son ventre.
    — Qui es-tu ? murmura-t-il en reculant. Que veux-tu ?
    Il était sans défense. Son épée et son poignard étaient restés dans l’auberge. Il n’en croyait pas ses yeux : un enfant d’à peine dix ou onze ans jouer à un jeu aussi mortel ! La petite silhouette encapuchonnée s’avança vers lui en traînant les pieds. La dague jaillit à nouveau, tel un serpent. Corbett attrapa le poignet du gamin et hoqueta de surprise en sentant sa force. Il écarta son agresseur d’une bourrade. Son geste fit tomber le capuchon. Corbett fut cloué sur place : ce