Le Prince
et
nous ici, qui serait posté plus avantageusement ? Comment
pourrions nous aller à lui avec sûreté et sans mettre le désordre
dans nos rangs ? Si nous avions à battre en retraite, comment
nous y prendrions-nous ? S'il se retirait lui-même, comment
pourrions-nous le poursuivre ? » C'est ainsi que, tout en
allant, il s'instruisait avec eux des divers accidents de guerre
qui peuvent survenir ; qu'il recueillait leurs opinions ;
qu'il exposait la sienne, et qu'il l'appuyait sur divers
raisonnements. Il était résulté aussi de cette continuelle
attention, que, dans la conduite des armées, il ne pouvait se
présenter aucun accident auquel il ne sût remédier
sur-le-champ.
Quant à l'exercice de l'esprit, le prince doit
lire les historiens, y considérer les actions des hommes illustres,
examiner leur conduite dans la guerre, rechercher les causes de
leurs victoires et celles de leurs défaites, et étudier ainsi ce
qu'il doit imiter et ce qu'il doit fuir. Il doit faire surtout ce
qu'ont fait plusieurs grands hommes, qui, prenant pour modèle
quelque ancien héros bien célèbre, avaient sans cesse sous leurs
yeux ses actions et toute sa conduite, et les prenaient pour
règles. C'est ainsi qu'on dit qu'Alexandre le Grand imitait
Achille, que César imitait Alexandre, et que Scipion prenait Cyrus
pour modèle. En effet, quiconque aura lu la vie de Cyrus dans
Xénophon trouvera dans celle de Scipion combien l'imitation qu'il
s'était proposée contribua à sa gloire, et combien, quant à la
chasteté, l'affabilité, l'humanité, la libéralité, il se conformait
à tout ce qui avait été dit de son modèle par Xénophon dans sa
Cyropédie.
Voilà ce que doit faire un prince sage, et
comment, durant la paix, loin de rester oisif, il peut se prémunir
contre les accidents de la fortune, en sorte que, si elle lui
devient contraire, il se trouve en état de résister à ses
coups.
Chapitre 15 Des choses pour lesquelles tous les hommes, et surtout les princes,
sont loués ou blâmés
Il reste à examiner comment un prince doit en
user et se conduire, soit envers ses sujets, soit envers ses amis.
Tant d'écrivains en ont parlé, que peut-être on me taxera de
présomption si j'en parle encore ; d'autant plus qu'en
traitant cette matière je vais m'écarter de la route commune. Mais,
dans le dessein que j'ai d'écrire des choses utiles pour celui qui
me lira, il m'a paru qu'il valait mieux m'arrêter à la réalité des
choses que de me livrer à de vaines spéculations.
Bien des gens ont imaginé des républiques et
des principautés telles qu'on n'en a jamais vues ni connues. Mais à
quoi servent ces imaginations ? Il y a si loin de la manière
dont on vit à celle dont on devrait vivre, qu'en n'étudiant que
cette dernière on apprend plutôt à se ruiner qu'à se
conserver ; et celui qui veut en tout et partout se montrer
homme de bien ne peut manquer de périr au milieu de tant de
méchants.
Il faut donc qu'un prince qui veut se
maintenir apprenne à ne pas être toujours bon, et en user bien ou
mal, selon la nécessité.
Laissant, par conséquent, tout ce qu'on a pu
imaginer touchant les devoirs des princes, et m'en tenant à la
réalité, je dis qu'on attribue à tous les hommes, quand on en
parle, et surtout aux princes, qui sont plus en vue, quelqu'une des
qualités suivantes, qu'on cite comme un trait caractéristique, et
pour laquelle on les loue ou on les blâme. Ainsi l'un est réputé
généreux et un autre misérable (je me sers ici d'une expression
toscane, car, dans notre langue, l'avare est celui qui est avide et
enclin à la rapine, et nous appelons misérable (
misero
)
celui qui s'abstient trop d'user de son bien ; l'un est
bienfaisant, et un autre avide ; l'un cruel, et un autre
compatissant ; l'un sans foi, et un autre fidèle à sa
parole ; l'un efféminé et craintif, et un autre ferme et
courageux ; l'un débonnaire, et un autre orgueilleux ;
l'un dissolu, et un autre chaste ; l'un franc, et un autre
rusé ; l'un dur,. et un autre facile ; l'un grave, et un
autre léger ; l'un religieux, et un autre incrédule, etc.
Il serait très beau, sans doute, et chacun en
conviendra, que toutes les bonnes qualités que je viens d'énoncer
se trouvassent réunies dans un prince. Mais, comme cela n'est guère
possible, et que la condition humaine ne le comporte point, il faut
qu'il ait au moins la prudence de fuir ces vices honteux qui lui
feraient perdre ses États. Quant aux
Weitere Kostenlose Bücher