Le Prisonnier de Trafalgar
C’est seulement le quarantième jour que la vigie signala la terre droit devant en même temps que des voiles par le travers bâbord. Hazembat monta dans la hune, accompagné de l’enseigne Peseron. Il reconnut immédiatement la côte.
— C’est le cap Finisterre par un quart tribord, dit-il. Nous faisons route droit sur La Corogne.
Curieusement, c’était, à quelques milles près, l’endroit où, en 1797, le capitaine Lesbats avait fait sauter la Belle de Lormont, entraînant dans le naufrage un vaisseau de ligne anglais.
Peseron, le télescope à l’œil, examinait les voiles suspectes.
— Ce sont des Anglais, dit-il. Il y a un lougre et un vaisseau de ligne, probablement un soixante-quatorze.
Quand ils rendirent compte à Leblond-Plassan, ce dernier déroula une carte en plein vent et prit des mesures au compas.
— C’est un joli problème de géométrie, dit-il. Le tout est d’arriver avant eux à La Corogne. Nous avons plus de chemin à parcourir, mais nous sommes vent arrière, alors qu’ils sont vent de travers.
Les deux voiles furent bientôt visibles à l’œil nu. Leblond-Plassan ordonna le branle-bas de combat.
Pendant la demi-heure qui suivit, il régna à bord de la corvette un silence étrange. Les nerfs à vif, Hazembat observait l’angoissante partie d’échecs qui se jouait sur la mer calme. Le soleil commençait à décliner et la cloche piqua le quart de quatre heures. Plus rapide que son gros compagnon, le lougre prenait en oblique et gagnait du terrain. Bientôt, il se trouva par le bossoir bâbord, coupant la route. Il faudrait en découdre avec lui avant de passer. Ce n’était pas un adversaire bien dangereux, mais l’engagement, si bref qu’il fût, permettrait au vaisseau d’arriver sur les lieux.
C’est la conclusion à laquelle Leblond-Plassan devait être parvenu, car il cria soudain :
— Changez les voiles ! Bâbord amures ! A gouverner grand largue ! Mettez toute la voile !
Hazembat traduisit et amplifia les ordres en commandements détaillés. Sans perdre son erre, la Bayonnaise changea de bord et se mit à filer plein sud, se rapprochant progressivement de la côte. L’intention de Leblond-Plassan était visiblement de chercher refuge à Vigo sous le couvert de la nuit. La manœuvre parut réussir. Les navires anglais perdaient du terrain. A peine distinguait-on leurs voiles dans la pénombre grandissante.
C’est alors que le vent mollit, comme il arrive parfois au crépuscule. Les voiles fasseyèrent et, arrivée à hauteur du cap Finisterre, la corvette ne filait plus que deux nœuds, ayant perdu tout l’avantage de sa vitesse.
Leblond-Plassan, qui observait la côte, dit à l’enseigne Tournois :
— Il y a une batterie espagnole là-haut. Nous allons nous mettre sous sa protection. Signalez que nous allons mouiller. Envoyez une fusée rouge pour attirer l’attention.
Les sondeurs dans les porte-haubans, la corvette se rapprocha à une encablure du rivage. Leblond-Plassan fit jeter l’ancre de bossoir, puis envoya mouiller deux ancres de jet à l’arrière.
Le premier à se présenter fut le lougre. Il surgit de l’ombre à une demi-encablure et lâcha une bordée de ses pièces de 9. La salve passa trop haut, cassant du bois dans la mâture. La Bayonnaise riposta aussitôt.
Quelques minutes plus tard, le vaisseau de ligne apparut à deux encablures. On le devinait à la légère moustache d’écume que soulevait son étrave. Cette fois, ce fut la Bayonnaise qui ouvrit le feu. Aussitôt, la réponse vint en deux salves. La coque légère tressauta et gémit sous les impacts. Conduits par Jantet, les charpentiers s’élancèrent dans les fonds pour localiser les avaries.
Il était déjà trop tard pour riposter. Le vaisseau anglais avait disparu dans la nuit.
— Il va virer, dit Leblond-Plassan. Pourquoi les Espagnols ne tirent-ils pas, nom de Dieu ? C’est une violation de la neutralité, putain de merde !
Une demi-heure plus tard, l’Anglais surgit par le bossoir tribord à moins d’une encablure. Les deux bordées partirent en même temps tandis que se déclenchait un violent feu de mousqueterie. D’un coup, Hazembat se trouva replongé dans l’horreur des combats à courte distance, avec les gémissements, les râles, les hurlements des blessés et l’affreux hoquètement coupé court de ceux qui rendaient l’âme. Miséricordieu-sement,
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