Le Prisonnier de Trafalgar
— Je désire avoir avec moi mon meilleur ami, ce jour-là. On doit y annoncer une grande nouvelle…
— Je sais, Jenny : vos fiançailles avec Stephen. Le colonel Dalrymple m’a mis au courant.
Elle parut désarçonnée.
— J’aurais aimé vous le dire moi-même, Hazy… Est-ce que ?…
Cherchant son regard dans la pénombre, il se força à sourire.
— Ne dites rien, Jenny. Oui, je suis un peu amoureux de vous, moi aussi, mais c’est un sentiment sans espoir. Je ne pourrais rien vous donner de ce que vous apportera Stephen. Si j’éprouve un peu de chagrin, ce n’est rien à côté de l’immense joie que j’aurai à vous voir heureux tous les deux.
Il tourna les talons et s’en fut.
Grâce à Joâo, Hazembat s’était procuré une tenue de marin français. Elle avait appartenu à un quartier-maître prisonnier, mort à l’hôpital de Lisbonne. Manifestement, l’Empire s’était occupé des vêtements d’uniforme de la marine avec plus de soin que la Révolution. Hazembat avait connu un temps où, sauf pour les officiers, l’accoutrement des équipages était laissé à l’imagination et aux moyens de chacun, parfois au goût du capitaine. Maintenant, on sentait le règlement. Les pantalons blancs s’étaient faits plus étroits. La courte veste bleu foncé avait un col largement ouvert et un foulard rouge servait de cravate. Le chapeau de paille goudronné, avec son ruban tricolore, était un peu étroit, mais dans une réception on allait nu-tête. Au regard d’un profane, le costume ne différait pas tellement de celui qui était en usage dans la marine anglaise. Inès fit les retouches nécessaires et tout le monde, à la taverne, s’accorda à dire qu’Hazembat avait fière allure.
— Muito bom ! muito belo ! répétait Inès en ajustant le nœud du foulard.
Dans la cohue de la réception, Hazembat passa inaperçu. Seuls, quelques officiers de marine jetèrent un regard vaguement soupçonneux sur sa tenue, mais personne ne lui fit d’observation.
Il était au fond de la salle quand, montant sur les marches de l’escalier d’honneur, Sir Hew fit signe à Lady Dalrymple, à Stephen et à Jenny de le rejoindre. Stephen était resplendissant dans son uniforme cousu d’or, aux larges revers blancs. A côté de lui, Jenny, dans une robe de soie mauve très décolletée, chercha des yeux Hazembat à qui elle fit un petit geste de la main.
— Mes amis, dit Sir Hew de sa voix haut perchée, Lady Dalrymple et moi-même avons la très grande joie de vous annoncer l’heureuse nouvelle des fiançailles de notre cousin, le capitaine Stephen Holloway, et de notre nièce, Lady Jenny Dalrymple.
Tout le monde applaudit et Hazembat se joignit aux applaudissements. Il se joignit même au triple hourra que poussa de la porte un détachement de matelots du Valorous. Curieusement, il se sentait soulagé, comme si, en se nouant, les fils de ces deux vies se détachaient de lui et cessaient de l’enserrer, libérant son cœur d’une vieille angoisse. Depuis longtemps, il ne s’était pas senti si libre. Haussant les épaules, il saisit une croquette de morue et un verre de porto sur le plateau qu’offrait un laquais.
Il assista de loin au mariage de Stephen et de Jenny qui eut lieu au mois de juin 1812. Le capitaine avait été fait chevalier et promu commodore. Le produit de ses prises de guerre et la dot de Jenny lui avaient permis d’acquérir une propriété dans le Kent. C’est là qu’avant de prendre son nouveau commandement il emmena sa jeune femme. Hazembat n’eut qu’une brève occasion de revoir Sir Stephen et Lady Holloway avant leur départ quand Sir Hew organisa pour eux, à bord de la Jenny, une promenade de plaisance autour du vaste estuaire. Toujours dans son uniforme de quartier-maître français, Hazembat commandait la manœuvre. Quand le jeune couple vint le saluer sur la dunette, il se mit instinctivement au garde-à-vous devant Stephen.
— Non, dit le commodore, c’est moi qui te dois le respect aujourd’hui, Bernard. Je ne suis qu’un passager, et toi, tu es le maître après Dieu sur ton navire.
La remarque était bien intentionnée, mais dérisoire. Il y avait maintenant entre eux un abîme que rien, pas même les souvenirs communs, ne pouvait franchir. Vêtue de satin vert pâle, un chapeau à plume sur ses cheveux dorés et une ombrelle délicate à la main, Jenny se tenait à l’endroit
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