Le Prisonnier de Trafalgar
répondit une voix tranquille. L’Américain prit pied sur le pont.
— Nat ? D’où viens-tu ?
— Du Valorous. Si je n’y suis pas demain matin, il y aura un R en face de mon nom sur le rôle d’équipage.
Il n’y avait que trois mentions possibles sur le rôle des navires anglais pour les matelots absents à l’appel : D pour discharged, débarqué, DD pour discharged dead, mort, ou R pour run, déserteur.
— Tu désertes ?
— Je n’ai pas le choix. Tu n’as pas entendu dire que la guerre était déclarée entre les Etats-Unis et l’Angleterre depuis le 18 juillet ?
— Non. Pourquoi ? Les Américains se mettent du côté de Napoléon ?
— Ils se mettent contre ceux qui arraisonnent leurs navires. Napoléon et les Anglais se sont mis en tête d’interdire aux navires neutres de commercer, l’un avec les possessions britanniques, les autres avec le continent. Seulement, les Anglais sont les seuls à posséder une flotte pour imposer leurs prétentions et ils ne s’en privent pas.
— Je croyais que les Américains engagés volontaires dans la marine anglaise avaient une sorte de sauf-conduit qui leur permettait de quitter le service quand ils le désiraient.
— Oui, une protection, mais, quand ça les arrange, les Anglais continuent à considérer les Américains d’origine anglaise comme des sujets britanniques. Si je reste à bord du Valorous, malgré l’état de guerre, je n’aurai pas d’ennuis.
— Alors pourquoi n’y restes-tu pas ?
— Il va appareiller pour les eaux américaines. Je ne veux pas faire la guerre contre mon pays. Tu dois comprendre ça ?
Hazembat ne lui avoua pas que, quelques minutes plus tôt, il envisageait sérieusement de s’engager dans la marine anglaise. L’idée, soudain, lui paraissait inconcevable.
— Mais comment vas-tu faire ? demanda-t-il. Tu as un plan ?
Nat laissa errer son regard sur le pont, puis dans le gréement de la Jenny.
— On aura du mal, mais je pense qu’à nous deux nous pouvons faire naviguer ce bateau…, c’est-à-dire si lu es disposé à partir toi aussi.
Il n’y avait pas à se poser la question. La chose était évidente.
— Je suis d’accord. Mais, si nous partons ce soir, il n’y a presque pas de ravitaillement à bord.
— Le tout est d’atteindre la côte cantabrique : les Français y sont, sauf au Ferrol et à Gijon. C’est une affaire de trois cent cinquante à quatre cents milles. Si la brise de sud-ouest tient bon, nous pouvons y être en deux jours.
Déjà, l’esprit d’Hazembat travaillait.
— Il faut que nous ayons gagné la haute mer avant l’aube. On peut compter une trentaine de milles. En partant tout de suite, nous pouvons y arriver. Le jusant nous aidera : la marée tourne dans une heure. Nous allons établir la grand-voile et je vais t’aider au cabestan pour lever l’ancre.
Un quart d’heure plus tard, tous feux éteints, la Jenny commença à glisser imperceptiblement sur les eaux noires du Tage, prenant le vent par petit largue, bâbord amures. Hazembat tenait la barre, et Nat, à l’avant, ouvrait l’œil au bossoir pour surveiller la route. Ils longèrent le Valorous, puis plusieurs frégates sans attirer l’attention.
A hauteur de la tour de Belém, ils allumèrent la lanterne arrière et le fanal du grand mât. Jusque-là, ils pouvaient passer inaperçus dans la masse des navires, mais, ensuite, une embarcation sans feux descendant l’estuaire pouvait attirer l’attention et paraître suspecte. Des canots de garde ramaient continuellement d’une rive à l’autre.
Effectivement, ils furent hélés par un canot à hauteur de Pedrouços. Heureusement, l’enseigne qui le commandait reconnut la Jenny.
— Ohé de la Jenny ! cria-t-il. Service de nuit ? Hazembat alla se pencher au-dessus du bastingage.
— Pas si fort ! Vous allez réveiller le général !
— Bonne route, patron !
Ils ne furent pas davantage inquiétés et, quand l’aube se leva, la terre n’était plus en vue. Ils hissèrent la voile de misaine et établirent le foc, puis, par grand largue, mirent le cap au nord.
Le temps était beau et la brise modérée, mais il y avait quelque chose d’humide et de lourd dans la qualité de l’air qui inquiétait un peu Hazembat. Nat lança le loch et estima la vitesse à six nœuds, puis il fit l’inventaire des provisions. Pour la
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