Le Prisonnier de Trafalgar
nourriture, il n’y avait pas à s’inquiéter : une caisse de biscuits à peine entamée et un demi-jambon apporté là, sans doute, par Joâo. C’était la boisson qui pourrait poser un problème si le voyage se prolongeait : deux bouteilles de vin et une dizaine de pintes d’eau au fond d’une barrique. Hazembat se souvint que le navire devait être ravitaillé en eau le lendemain. Il n’emportait jamais une provision bien importante d’eau fraîche, étant donné la brièveté des voyages. Cela voulait dire qu’il faudrait se montrer économe, surtout si la traversée durait plus des deux ou trois jours prévus.
Vers le milieu de l’après-midi, ils croisèrent une frégate appartenant sans doute à l’escadre de surveillance. Hazembat hissa aussitôt le pavillon britannique et ses signaux d’identification. La frégate parut s’en contenter et continua majestueusement sa route vers le sud.
Dans la matinée du lendemain, le vent tourna plein sud et devint plus chaud. La mer se couvrit d’une légère brume tiède et transparente. A midi, Hazembat fit le point avec l’octant et trouva 41 degrés, 32 minutes de latitude. Ils approchaient de la frontière du Portugal. Il y avait des chances de trouver des troupes françaises le long de la côte, mais la situation militaire était confuse et la prudence indiquait d’aller plus au nord pour contourner la Galice.
Ils estimaient leur distance de la côte à une dizaine de milles, mais ils pouvaient se tromper de moitié et il y avait alors le danger d’aller se fracasser pendant la nuit sur les rochers du cap Finisterre. D’un commun accord, ils obliquèrent légèrement vers le large. Un d’entre eux était toujours à la barre et l’autre toujours de vigie, soit au bossoir, soit dans les barres du grand mât. Chacun n’arrivait à dormir qu’une ou deux heures de suite, pendant le jour, quand la mer était dégagée et la visibilité parfaite. La fatigue qui pesait sur eux se faisait d’autant plus rudement sentir que le vent du sud asséchait la peau et rendait le rationnement d’eau plus difficile à supporter.
Quand Hazembat fit le point, le troisième jour, sur une mer clapoteuse, il trouva une latitude qui les situait un peu au nord de La Corogne. C’était là qu’il avait jadis miraculeusement échappé à l’explosion de la Belle de Lormont. C’était tout près de là que la Bayonnaise avait fait sa rencontre fatale avec les navires anglais et tout près de là aussi que l’ Algésiras avait livré bataille aux navires de l’amiral Calder. Il y avait, dans ce coin d’océan que rien ne marquait, quelque chose comme un nœud de son destin et il sentit une sorte d’angoisse lui serrer les tripes.
Comme pour lui donner raison, la tempête de sud éclata brutalement. De gros nuages blancs bourgeonnèrent soudain par l’arrière, portant à leur base la nuit et l’orage dans des rafales de trente à quarante nœuds. Ils eurent tout juste le temps d’affaler la voile de misaine et de réduire la grand-voile au tiers. Le foc était parti en lambeaux. Puis, agrippés tous deux à la roue, ils tentèrent de mettre à la cape, par est-nord-est. Les lames soulevées par la tempête venaient se heurter à la grande houle de l’Atlantique, donnant une mer hachée et dure qui mettait la Jenny à rude épreuve, mais cela semblait un peu limiter la dérive. Ils passèrent la journée à lutter pour maintenir le navire sur son cap.
La tempête se calma le matin du quatrième jour, alors qu’ils n’avaient presque plus de force pour résister aux coups de boutoir de la mer sur le safran du gouvernail et qu’ils allaient se résoudre à fuir à sec de toile. Ils se restaurèrent un peu et burent le reste de l’eau. Dans quarante-huit heures au plus tard, il leur faudrait toucher terre. Quand Hazembat fit le point, il trouva 43 degrés, 50 minutes de latitude, ce qui les mettait à dix ou vingt milles de la côte de Galice. Restait à connaître la longitude. Hazembat alla chercher son chronomètre.
— Le soleil était au plus haut il y a cinq minutes, dit-il. Le chronomètre marque midi trente-cinq. Il y a une heure de différence pour quinze degrés. Ça devrait nous mettre à sept ou huit degrés à l’ouest de Greenwich, c’est-à-dire à l’est du Ferrol.
Du bout du doigt, il traça sur le pont une carte grossière.
— En piquant sud-sud-est, nous devrions toucher terre quelque part entre Le
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