Le Prisonnier de Trafalgar
— Un peu.
— Moi, elle va me manquer beaucoup, mais je ne serai pas absent bien longtemps : le Valorous est affecté à l’escorte des convois. C’est une tâche sans grand intérêt, mais cela me procurera l’occasion de revenir de temps en temps. Nous nous reverrons, Bernard.
Les quatre Portugais de l’équipage étaient des garçons râblés et bruns qui connaissaient bien la manœuvre. Hazembat fit de Bill Wayne son maître d’équipage et de Joào, le plus déluré des Portugais, son timonier.
La Jenny était mouillée devant le quai de Sodre, non loin de la maison de Sir Hew. Presque chaque jour, il y avait des courses à faire dans le vaste estuaire. Tantôt, c’était Alcochete ou Pavoa en amont, Brandâo o u Trafaria en aval, quelquefois même Cascais en mer libre. Chaque petit village de pêcheurs, si misérable qu’il fût, avait sa garnison d’Anglais et son dépôt de munitions, de matériel et de vivres.
Le matin, Hazembat allait prendre les ordres chez Sir Hew. Le plus souvent, il était reçu par le capitaine qui lui servait d’aide de camp, mais parfois le brigadier le faisait venir à sa table de breakfast et , vêtu d’une robe de chambre flamboyante, lui communiquait directement ses ordres pour la journée. Plusieurs fois au cours de l’hiver, Hazembat eut l’occasion d’entrevoir Jenny au cours d’une de ces incursions dans les appartements. Elle avait toujours pour lui le même sourire confiant et légèrement complice, mais la distance entre eux s’était irrémédiablement élargie. Ce n’était plus l’adolescente de Bass Rock, en longs jupons stricts et sévères. Elle portait des robes flottantes et décolletées à la mode du temps. C’était une dame.
Les premiers temps, à bord du yacht, Hazembat couchait dans une des cabines. Le plus souvent, c’était celle de Jenny, mais quelquefois il allait dormir dans la cabine qui avait servi à Miss Rowan et cherchait à y retrouver dans ses rêves le parfum de Lucy. Cela ne dura guère, car Joâo lui fit faire la connaissance de sa belle-sœur Inès qui tenait une sorte de taverne dans les rues basses de l’Affama.
La vieille ville maure était un territoire où Hazembat n’aimait guère s’aventurer. Les rues pentues, étroites et tortueuses, dominées par des maisons de quatre ou cinq étages, étaient plus propres que celles d’Edimbourg, mais l’afflux des réfugiés du nord du Portugal en faisait un étouffant tohu-bohu d’humanité grouillante, misérable et triste. Malgré la couleur des badigeons et des vêtements, tout y paraissait gris. Dans les rues basses, près du Tage, on respirait mieux et la cohue était plus gaie : marchandes de poisson, leur plateau balancé sur la tête, boulangers ployant sous leur faix de miches dorées, rémouleurs, revendeurs d’huile ou de fruits, paysans en feutre noir et ceinture rouge, s’ouvrant le chemin avec leurs longs bâtons de bois dur.
A la taverne d’Inès, il y avait des filles brunes et placides qui se signaient avant de faire l’amour. Hazembat y avait sa chambre, petite cellule blanchie à la chaux, d’où il voyait le Tage. Bientôt, il y passa toutes ses nuits en compagnie d’une fille ou d’une autre. Elles se ressemblaient toutes. Le matelot de garde à bord de la Jenny était chargé de venir le chercher en cas de besoin, mais pas une fois il ne fut dérangé.
Le dimanche, il avait essayé deux ou trois fois d’aller à la messe avec la famille de Joâo, mais les ors, les parures, les odeurs d’encens lui rappelaient avec une vague nausée son expérience de Saint-Jacques-de-Com-postelle. Il gardait un souvenir lointain des messes de Saint-Gervais, à Langon, avant la Révolution. Le latin était le même, mais ici la pompe de la liturgie avait quelque chose d’écrasant.
Il se sentait assez seul car il n’avait jamais pu accoutumer son oreille à l’accent portugais et parvenait tout juste à se faire comprendre avec un mélange de gascon et de castillan. Les conversations se limitaient en général à des gestes et à des échanges de sourires dont les Portugais n’étaient pas chiches. Joâo, qui avait séjourné en Estrémadure espagnole, était le seul avec lequel il pût un peu causer. C’était un garçon doux et franc, presque timide. Parfois, le soir, il tirait d’une guitare des accents mélancoliques et toute la taverne chantait avec lui des mélodies dont la nostalgie n’était pas sans
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