Le Prisonnier de Trafalgar
même où, cocasse dans son suroît trop grand, elle avait pleuré contre son épaule. Mais ce n’était plus la même femme. Jusqu’à sa voix qui avait changé.
Elle tendit un petit livre à Hazembat.
— Hazy, je vous ai apporté un cadeau en souvenir. Je viens de le recevoir de Londres. C’est un poème qui a été écrit par Lord Byron, un jeune poète à la mode. Il y parle longuement de Lisbonne. Ne le montrez surtout pas à Uncle Hew, car il y est question de la capitulation de Cintra, vous vous souvenez ?
Hazembat prit le volume et l’ouvrit. Le titre, Childe Harold, lui parut étrange. Puis son œil tomba sur le nom de l’éditeur, John Murray, et il se souvint de l’homme qu’il avait rencontré en compagnie du vieux Sir John au Royal Society Club, quatre ans plus tôt. C’était un ami de Claude O’Quin. D’un coup, cela souleva tous ses souvenirs du passé, depuis l’époque de ses douze ans, quand il remontait la Garonne avec le citoyen Coquin sur la barge du patron Roumégous. Une violente nostalgie lui fit monter les larmes aux yeux. Ces deux Anglais qui lui souriaient avaient beau être ses amis, ils étaient étrangers à ce passé-là.
— Merci, milady, dit-il.
Elle ne releva pas le milady et ne lui dit pas de l’appeler Jenny.
Au sommet de l’été, par une chaleur étouffante, Hazembat fut convoqué par Sir Hew qui venait enfin d’être promu général à titre définitif.
— Ah, sailor, dit-il, le moment est venu pour vous de prendre une décision. Je vais rejoindre l’armée de Lord Wellington qui vient d’entrer à Madrid. Le yacht ne me sera plus utile et j’ai convaincu l’Amirauté de me le racheter et de le mettre en commission. Désormais, il appartiendra à la marine de guerre. Si vous voulez rester à bord, il faudra vous enrôler.
— La guerre n’est pas terminée, sir.
— Cela ne tardera plus maintenant. Boney a commis l’erreur de s’attaquer à l’Empire du Tsar. Il aura besoin de toutes ses troupes en Russie. Wellington va balayer les Français. A vous de savoir si vous voulez vous trouver dans le camp des vainqueurs ou dans celui des vaincus.
— Je veux me trouver dans le camp de mon pays, sir. Il ne savait pas trop pourquoi il disait cela. Où était son pays, maintenant ? Des trente-six années de sa vie, il en avait passé autant en exil qu’à Langon où il n’était pas retourné depuis sept ans. Que connaissait-il de la France, à part les côtes, les ports et les rives de la Garonne ? De la Révolution il n’avait entrevu que la naissance et quelques épisodes fugitifs. De l’Empire il n’avait gardé que le souvenir des acclamations du camp de Boulogne. Sa patrie, c’était la mer, et les Anglais tenaient la mer.
Sir Hew l’observait avec un sourire ironique. On sentait qu’il n’était pas fâché de lui faire payer les faveurs que la protection de Stephen et de Jenny l’avait obligé à lui consentir.
— Vous devez vous rendre compte, dit-il, que vous n’êtes qu’un prisonnier de guerre et que, si vous refusez de vous engager, je n’ai d’autre solution que de vous renvoyer sur un ponton ?
— Puis-je réfléchir, sir ?
— Vous avez jusqu’à demain. Le nouvel équipage viendra prendre possession de la Jenny à midi. Si le cœur vous en dit, il vous suffira de vous présenter au maître d’équipage. Il vous fera signer votre engagement et prêter serment, sinon les marines vous ramèneront à terre sous bonne escorte.
Ce soir-là, Hazembat resta seul de garde à bord de la Jenny. Longuement, accoudé à la rambarde et tournant le dos à Lisbonne, il regarda les innombrables fanaux des navires s’allumer un à un dans le vaste estuaire. L’énorme et rassurante présence de la flotte anglaise était comme une tentation. Le Valorous, maintenant commandé par un autre capitaine, était mouillé à trois encablures, dominant de sa masse les transports et les frégates. Il suffisait d’une signature sur un papier et d’une formule réglementaire répétée à voix haute pour qu’il devînt un membre à part entière de cette force ordonnée, protectrice, maternelle presque.
Un léger choc par bâbord attira son attention. Il alla se pencher par-dessus le pavois. Un canot venait d’aborder la Jenny et un homme grimpait le long de l’échelle de lattes donnant accès à la coupée.
— Qui va là ? cria-t-il.
— C’est moi, Nat,
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