Le Prisonnier de Trafalgar
Ferrol et Gijon. Il vaudrait mieux aller plus à l’est encore, mais nous n’avons pas le choix.
Il soufflait toujours une jolie brise de sud et il fallut ranger le vent en prenant bord après bord. C’était une besogne épuisante. D’un commun accord, Nat et Hazembat se donnèrent du cœur au ventre en débouchant une des bouteilles de vin, mais cela ne fit qu’augmenter leur soif.
Vers deux heures du matin, comme Hazembat, à la barre, luttait contre le sommeil, il entendit Nat qui criait :
— Des brisants par le bossoir bâbord !
Il courut le rejoindre. Aucun doute : le chuintement rageur qu’apportait le vent était bien celui de vagues déferlant sur des rochers à environ un mille. Aussitôt, ils mirent le navire en panne, lancèrent un caillebotis en guise d’ancre flottante et se tinrent aux aguets à l’avant.
L’aube révéla une côte abrupte au pied de laquelle le soleil levant blanchissait une frange d’écume. Un peu plus tard, ils devinèrent des pentes vert pâle et des falaises gris-rose dans la lumière du matin.
Soudain, la ligne de crêtes parut familière à Hazembat.
— C’est le cap Prior ! s’écria-t-il. Nous sommes tout près du Ferrol ! Change de bord, Nat ! Il faut remonter plus loin le long de la côte !
En même temps, il mettait le cap est-nord-est. Si ses calculs étaient exacts, Cedeira devait se trouver à une dizaine de milles. Restait à espérer que le village ne serait pas occupé par les Anglais.
Trois heures plus tard, il reconnaissait l’entrée de la baie. Prudemment, il se tint à un mille sous le vent, prêt à fuir au premier signe d’une présence anglaise. Il courut un bord jusqu’au-delà de la passe, se rapprochant lentement. La petite crique devant Cedeira ne contenait que les cinq ou six barques de pêche habituelles. Il ne pouvait voir jusqu’au fond de la partie ouest de la baie, mais il savait que les fonds étaient insuffisants pour recevoir un navire de tonnage moyen. De l’œil, il explora la plage de galets et les maisons couvertes de loses grises. Rien ne semblait indiquer une présence militaire quelconque. N’eût été une femme qui réparait un filet sur la rive, on aurait dit que le village était vide.
Il engagea la Jenny dans la baie. L’arrivée du navire ne parut pas provoquer d’émotion particulière. C’est tout juste si quelques enfants se montrèrent sur le pas des portes et descendirent vers la plage. Il était évident que les habitants de Cedeira ne redoutaient pas de danger venant de la mer.
En quelques coups de rames du canot, ils touchèrent terre et prirent le chemin des maisons. C’est quand ils s’engagèrent dans la ruelle qui longeait l’église qu’Hazembat se dit un peu tard qu’il serait en danger si quelqu’un le reconnaissait comme le matelot français miraculeusement sauvé des eaux seize ans plus tôt. Mais c’était peu probable. On l’avait à peine entrevu lors de sa brève visite de 1804. Par prudence, cependant, il évita l’église. Si le curé Don Miguel y était encore, il pourrait se souvenir de lui.
Une légère fumée filtrait par le toit de ce qui avait été la maison de Manœl. Devant la porte, un garçon d’une douzaine d’années épissait un cordage et, à la manière dont il s’y prenait, on voyait qu’il avait l’habitude. Il regarda les nouveaux venus sous d’épais sourcils hostiles.
— Esta Irma ?
Le garçon tourna la tête vers la maison et cria :
— Marna !
Hazembat eut un choc en la voyant paraître. Il avait gardé le souvenir d’une jeune femme mince, aux yeux clairs et volontiers aguichants. C’était maintenant une vieille édentée et ridée chez qui on commençait déjà à deviner le faciès amer de Marna Caria. Il calcula qu’elle devait être un peu plus jeune que lui, donc avoir à peine plus de trente ans, l’âge de Pouriquète. Son cœur se serra.
— Irma, dit-il, yo soy Hazembat, no recuerdas ? Elle resta un moment sans réaction, puis ses yeux soudain s’éclairèrent.
— Si ! si ! o marino ! agora te lembrôu !
Un instant, Hazembat crut entrevoir l’Irma d’autrefois, rajeunie par l’émotion.
— Queirades vos entrar !
Elle les précéda dans la cabane. Autour de l’âtre, il faisait une chaleur étouffante dans une âcre odeur de fumée. Irma n’avait pas perdu l’habitude de parler inlassablement, mais maintenant, à
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