Le Prisonnier de Trafalgar
alors deux ans de paix et de bonheur tranquille. Langon retrouvait son calme dans la prospérité de l’après-guerre. Les hommes revenus, les ateliers d’artisans, les négoces, les couraus sur la rivière reprirent leur activité. Cametorte, le frère de Jantet, resté veuf sans enfants en 1809, était, malgré ses infirmités et sa jambe folle, d’une inlassable industrie. A côté de sa charronnerie, il fonda une scierie où il prit comme apprenti scieur de long Jean Escarpit, dit Calune, fils cadet de son ancien employeur de Toulenne, Pierre Escarpit, dit Lassègue. L’adolescent devint vite un habitué de la maison de la rue Saint-Gervais.
Il habitait chez Mingehort, dans le quartier des Carmes qui s’emplissait de nouveau d’une population de brassiers et de marins de passage, toujours misérable, mais moins écartée qu’autrefois de la vie de la cité.
Ceux qui avaient le plus changé étaient les paysans qu’on voyait affluer au marché avec des produits plus variés et plus abondants qu’autrefois. On mangeait mieux, encore que la viande de bœuf fût un luxe réservé aux plus riches, et cela seulement pour les grandes fêtes. Le meilleur repas de l’année restait celui du cochon, le jour de la tuère dont on avait repris la coutume rue Saint-Gervais. L’ancien bordier de Fargues, devenu propriétaire, fournissait le porcelet à engraisser.
Quelques nobles revinrent, les Lur Saluées notamment, mais ils n’avaient jamais été bien encombrants à Langon et, à part quelques procès, il y eut relativement peu de contestations sur les biens des émigrés. On revit les religieux, mais le couvent des Carmes ne rouvrit pas ses portes.
A la boutique de la rue Saint-Gervais, Périssète Dumeau, pétulante et vive, faisait aller le commerce, et Pouriquète, bien que toujours fragile, avait retrouvé son animation de naguère. La petite Hazembate, solide sur ses jambes, commençait à parler et ne se faisait pas faute de donner vertement la réplique aux chalands.
Le port de Bordeaux avait du mal à retrouver son activité d’antan, mais le trafic sur la rivière marchait bien. Il y avait moins de couraus qu’autrefois. Hazembat, laissant le plus souvent à Caprouil le commandement effectif de l’ Aurore, était néanmoins de chaque voyage. Il passait à la maison une semaine sur deux. Les consignements de vin, de blé, de bois et de brai ne manquaient pas. Il songea même un moment à faire construire un deuxième courau. Bien sûr, il n’envisageait pas, comme beaucoup de maîtres de bateau, de se constituer une flottille qu’il confierait à des patrons, restant lui-même à terre pour administrer l’entreprise. Il avait besoin de sentir sous ses pieds le pont d’un bateau et de se mesurer à chaque instant avec le vent, avec l’eau, avec la terre. Il avait aussi besoin, mais il ne se l’avouait pas, de ces départs périodiques qui le livraient à lui-même, purgeaient ses pensées dans la relative solitude du bord et le rendaient dispos pour les joies pures du retour.
En novembre 1817, Pouriquète fut à nouveau enceinte. Tout se passa d’abord bien et la vie n’en fut pas perturbée. En avril, Hazembat profita de ce que l ’Aurore avait mouillé devant les Chartrons, et alla faire une visite à O’Quin.
— J’allais t’écrire, Hazembat, dit ce dernier. J’ai des nouvelles pour toi. Tu te souviens d’Isabelle de Traversay à qui tu avais recommandé ton… filleul à la Guadeloupe, en 1805 ? Elle m’a écrit.
D’un coup, les souvenirs flambèrent dans la mémoire d’Hazembat, balayant la grisaille bordelaise. Il revit le visage du petit Bernard-Toussaint tel qu’il l’avait laissé sur la barque de pêche à Pointe-à-Pitre. Odeurs, couleurs, lumière l’assaillirent.
— Quand les Anglais ont réoccupé la Guadeloupe en 1810, Isabelle a épousé un vieux banquier écossais fort riche qui a eu le bon esprit de mourir l’année suivante. Elle devait avoir à peine vingt-deux ou vingt-trois ans à ce moment-là…
— Elle parle de mon filleul ?
— Oui. Il est patron d’une barque de pêche et il s’est marié. Il a même un fils.
— Un fils ?
La première réaction d’Hazembat fut de rire à l’idée qu’il était grand-père. Puis il fut pris par une sorte de vertige. Les brèves heures qu’il avait passées avec Belle sur la plage s’étendaient dans le temps, de génération en génération, comme à
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