Le Prisonnier de Trafalgar
l’abbé Lafargue, après avoir officié, vint le trouver.
— Dieu donne et reprend, Hazembat, dit-il.
— Alors pourquoi donne-t-il ? Je ne lui ai rien demandé !
C’étaient les basses eaux et les couraus étaient tirés à sec. Caprouil s’occupait du calfatage. A la boutique, l’animation renaissait peu à peu. Perrot avait donné son accord pour que le fonds de commerce continuât à être exploité au nom de son petit-fils Pierre. Les femmes s’occupaient à la fois de la boutique et des enfants. On avait fait venir de Mazères une nourrice pour donner le sein à la petite Jenny. C’était une forte femme, du nom de Catherine, qui, à ses moments perdus, maniait sacs et barils avec des muscles d’homme.
Au début de septembre, quand les eaux commencèrent à remonter, Hazembat fut de la première descente de l’ Aurore sur Bordeaux. A bord, personne ne lui parla de son deuil. La mort, chez les mariniers, était une chose trop quotidienne pour qu’on lui donnât plus d’importance qu’elle n’en avait.
En arrivant à Bordeaux, on passait sous les arches du nouveau pont de pierre, maintenant presque terminé. Le Port de la Lune, coupé dans l’élan de sa grande boucle, paraissait s’en trouver comme rétréci. Les bateaux de haute mer étaient parqués en aval des Salinières. Hazembat ne s’habituait pas au nouvel arrangement des quais. Seul et un peu désemparé, il alla voir O’Quin. Ce dernier le reçut affectueusement.
— Je suis désolé pour ta femme, Hazembat, mais tu sais qu’il te reste des amis. A ce propos, te souviens-tu de Bottereaux ?
— Le lieutenant Bottereaux ? J’ai navigué avec lui sur le Mathurin-Mary et sur l’ Argonaute. Il a perdu un pied dans le combat au large d’Ouessant, où j’ai été blessé.
— Il a succédé à son père qui était armateur à Nantes. Il est à Bordeaux en ce moment. Nous avons parlé de toi.
— Il ne m’a pas oublié ?
— Que non ! Il arme un navire à Bordeaux pour l’Afrique et les Antilles. Il m’a dit qu’il serait heureux de t’y prendre comme lieutenant. Veux-tu que nous dînions avec lui ce soir ?
Bottereaux s’était étoffé, mais il avait toujours cet air désinvolte et narquois qui, si souvent, avait rappelé à Hazembat les manières d’O’Quin. Maintenant qu’il les voyait côte à côte, il était frappé par la similitude.
— Hazembat, dit Bottereaux, tu as à peine quarante ans et tu es un des meilleurs marins que je connaisse. L’Ile Verte est un bon trois-mâts, comme tu les aimes. En novembre, elle appareille pour une croisière de huit ou dix mois. Tu peux trouver la fortune au bout.
— J’ai de quoi vivre avec mon courau.
— En auras-tu encore quand la vapeur remplacera la voile sur la rivière ? Crois-moi, le temps de la batellerie à voile s’achève. En mer, tu as encore un bel avenir.
— Il faut que j’y réfléchisse.
— Tu as jusqu’à la fin d’octobre pour te décider. La Garonne arriva à Langon le 6 octobre 1818. Tout le long du parcours, une foule nombreuse avait afflué sur les deux rives pour voir passer la nouvelle merveille. La population entière de Langon était sur les quais. Mingehort faisait payer deux francs une place à l’une des fenêtres du premier étage de son auberge.
Crachant une épaisse fumée noire qui inspira la terreur aux assistants, le vapeur vint se ranger devant le Grand Port. Les deux roues placées à l’arrière soulevaient des gerbes d’écume en tournant à contre pour casser l’erré.
Lanusquet fut un des premiers à débarquer. Il se dirigea vers Hazembat.
— Qu’est-ce que tu en dis ? Tu remarqueras que les pales sont articulées pour frapper l’eau non obliquement, mais perpendiculairement, ce qui double l’effet de propulsion.
— Je dis, répondit Hazembat en parcourant le bateau du regard, qu’il y a beaucoup de place perdue et que vous ne transporterez pas le quart du chargement d’un courau.
— Pour le moment, nous transporterons surtout des voyageurs. Tu imagines ? Langon à quatre ou cinq heures de Bordeaux !
— Les voituriers et les aubergistes ne seront peut-être pas très contents !
— Eh ! que veux-tu ? c’est le progrès. Avant longtemps, vous aussi, les bateliers, il faudra vous y faire !
Ce soir-là, il y eut un hôte rue Saint-Gervais. C’était Charles-Joseph Brannens, un homme d’une
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